Interlude

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Rompu à l'exercice de la foule, je détestais pourtant être ici. On l'appelait La Dernière-Cité, ultime bastion de civilisation pour les morts. Partout régnaient des odeurs étranges et exotiques. Cette ville vivait dans le déni. Elle cherchait à masquer les signes de la putréfaction de ses habitants. C'était, à mon sens, effectivement un trait de la civilisation humaine, vivre dans une illusion réconfortante pour finir par détruire tout ce qui ne se laissait pas dompter. Si ces rues colorées laissaient voir La Dernière-Cité sous un jour avantageux, les esprits les plus avertis ne savaient que trop bien quelle sinistre magie se terrait derrière tout ça. Les dépositaires du savoir nécromantique y étaient reçus comme des rois. Car il n'existait aucun remède, aucun élixir capable de rendre à la chair sa vivacité d'antan, à l'exception du pouvoir qui avait lui-même soustrait les morts au tombeau. Médecine et malédiction se mélangeaient en un paradoxe infusant jusqu'aux pierres de la cité. Rebâtie sous l'impulsion du Dernier Roi, la ville arborait une allure grotesque. Un luxe exquis côtoyait les stigmates bien trop visibles de la nature des bâtisseurs. Vous pouviez trouver, au milieu d'une place, une fontaine finement ouvragée, dispenser une eau aux infinis reflets azurés. Sur cette même place, il n'était pas rare de trouver une potence de fortune où un pauvre diable restait pendu des siècles durant. La peine de mort n'existait plus, ne restait qu'une peine pour les morts, celle d'être soumis à un calvaire sans fin. Certains habitants se rassuraient en arguant que les victimes ne souffraient pas dans leur chair. Mais que dire quand la chair n'était plus ? Quand un corps exposé à des siècles de supplice et à un soleil brûlant finissait par dessécher jusqu'à ne laisser que les os, n'était-ce pas un dernier vestige d'humanité qui disparaissait ? Si pendant le jour, le brouhaha constant des habitants, s'activant dans les rues bondées, suffisait à couvrir les hurlements des suppliciés, la nuit, elle, laissait place à une atmosphère de cauchemar. Des rumeurs disaient que cette musique infernale agissait comme une berceuse pour le Dernier Roi. Malgré des recherches approfondies, je n'avais pu résoudre le mystère de son identité. Nul ne sait ce qu'il fut de son vivant, mais la mort gratifia le monde d'un despote sadique. Il acquit son pouvoir en donnant au peuple l'illusion de la vie retrouvée. Et le renforça par l'exercice de souffrances pires que la mort.

Cette ville entière m'apparaissait comme un paradoxe. Son avidité à incarner le présent la rendait amnésique. Il était rare de croiser des individus capables de vous parler de leur vie d'avant la mort. La plupart nourrissaient une totale apathie dès qu'il s'agissait d'évoquer le passé. Mieux valait, selon eux, se concentrer sur le futur et laisser derrière soi ce cortège de ténèbres que trainait l'Histoire. Pour autant, il s'échangait toujours dans l'obscurité de certaines ruelles, des artefacts de l'ancien temps. C'est là que j'avais pu me procurer quelques ouvrages inestimables. Allant la rencontre d'un de mes contacts habituels, j'appris qu'une rumeur étrange courrait parmi les rares érudits résidants en ville. Un aventurier aurait mis la main sur un parchemin d'Akean. J'en fus abasourdi. Les parchemins d'Akean constituaient les plus vieux écrits jamais recensés. À mon époque déjà lointaine, certains les considéraient comme un mythe. Mais trop de preuves attestaient de leur existence. Pour la première fois, je quittais cette ville plein d'espoir. Le vaste monde recelé en son sein une découverte extraordinaire. Il ne me restait plus qu'à la trouver.

Sur la rive, avec le LeviathanOù les histoires vivent. Découvrez maintenant