Chapitre 5

91 7 4
                                    

Pdv Tom :

Ce speech est encore pire que celui de l'année dernière. En fait, c'est assez mesquin. Je vous explique : ils nous sortent la même chose, mot pour mot, chaque année, mais ils arrivent à toujours rajouter quelque chose. Donc nous, pauvres élèves, on est obligés de sa taper l'intégralité à chaque fois, mais avec un bonus. Qui est plutôt un malus. Donc ça nous semble encore pire que l'année précédente. En tous cas, c'est plus long.

Et moi, dans tout ça... Je compte les moutons. Non, je rigole, je me contente de regarder par la fenêtre. Je ne dis pas que c'est beaucoup plus intéressant, mais ça ne peut pas être pire que le paragraphe sur le bac qu'ils nous ont déjà servi l'année dernière. On nous apprend à renouveler et à transformer plein de trucs, mais faudrait que quelqu'un leur dise qu'ils peuvent aussi le faire avec leurs speeches. La nouvelle est en train de s'endormir, ça s'entend. D'un coup, elle se redresse et lève la main. Je n'y crois pas, elle va poser une question. Du jamais vu. Et j'avoue que je n'aurais jamais parié sur elle pour faire ce premier pas. Ben oui, ceux qui posent des questions, c'est plutôt les intellos. Et elle, bah, elle n'a pas du tout l'air d'être comme ça. D'un autre côté, comme elle est nouvelle, ça peut sembler normal qu'elle se pose des questions sur le bahut. Elle doit se sentir un peu perdue. Mais juste un peu. Parce que bon, faut se le dire, c'est plutôt compliqué de se perdre ici, c'est minuscule. Le mot juste serait plutôt « désorientée ». Le prof n'a pas remarqué sa main levée, donc elle l'interpelle, l'interrompant au milieu d'une phrase du genre « Vous savez, le bac, c'est votre premier bagage pour votre vie future... ». Il la remarque enfin. J'ai hâte de savoir ce qu'elle va demander, avec son petit sourire triomphant au coin des lèvres.

- Je me demandais... Est-ce que tous vos cours sont chiants comme ça ? Non mais faut me le dire hein, parce que si c'est le cas, demain, je prends un oreiller, moi ! Faut pas le prendre mal, c'est juste que les tables sont très inconfortables !

Je ne peux pas m'empêcher de sourire. Je me retiens de justesse d'éclater de rire. J'ai tout de même une réputation de premier de la classe à tenir. Si je me mets à rire, les gens vont penser que j'ai rejoins les rangs des « délinquants juvéniles ». Quelle horreur. Oui, ces deux mots étaient tout ce qu'il y a de plus ironique. Si je veux garder cette réputation, c'est uniquement pour mes parents. Si ça ne tenait qu'à moi, j'aurais déjà rejoint les « cancres » depuis un bon bout de temps. Depuis trois ans en fait.

Le vieux, après avoir rougi un bon coup, lui répond que si elle continue à être insolente, elle sera renvoyée, et qu'elle a de la chance que ce soit son premier jour parce qu'il n'aurait pas hésité à l'exclure si ça n'avait pas été le cas. Mais je crois bien qu'elle n'a pas écouté un mot de cette réponse. Je crois même qu'elle s'est endormie, les jambes sur la table, la tête renversée en arrière, ses longs cheveux mal coiffés tombant en cascade dans son dos.

Une demi-heure plus tard, le vieux a fini de parler. D'ailleurs, il a tellement parlé qu'il se sent obligé de sortir une bouteille d'eau de son sac et de vider l'intégralité de son contenu, avant de nous annoncer que nous pouvons enfin sortir. Il est presque midi. Cet homme grassouillet aura réussi à nous parler pendant environ trois heures. Chapeau. Je comprends la bouteille d'eau.

Je crois que la nouvelle est encore endormie, mais je n'ose pas la réveiller directement. Je me contente de faire plus de bruit que d'habitude avec mon sac. Apparemment, ça fonctionne. Elle ouvre un œil, puis l'autre. Elle semble un peu déboussolée, et regarde d'un air hagard autour d'elle. C'est alors que ses yeux croisent les miens. Mon cœur rate un battement. Ces yeux sont ceux qui hantent mes rêves et mes cauchemars depuis trois ans. Mais c'est impossible, ça ne peut pas être elle. J'essaye de me raisonner, de me dire qu'il peut très bien y avoir deux personnes sur Terre avec des yeux de ce gris tirant vers le violet. Ou bien que ce sont des lentilles. Dans tous les cas, ça ne peut pas être elle. Elles sont bien trop différentes. Je dirais même plus, elles sont bien trop opposées. Je ne bouge pas. Elle non plus. Mes yeux sont toujours plongés dans les siens. Pourquoi est-ce qu'elle continue à me fixer ? Je vais finir par douter... Mais non, je dois rester lucide. Elles ont juste les mêmes yeux, mais ce ne sont pas les mêmes personnes pour autant. Je détourne les yeux et sors de la classe, un peu trop précipitamment. Avant de franchir la porte, je me retourne, et vois qu'elle n'a pas bougé. Je marche sans regarder autour de moi, bousculant au passage quelques jeunes collégiens. Je ne m'excuse pas. Je n'en ai rien à faire. Les deux seules personnes présentes dans mon esprit sont Ana Wilson et Carmila Brook. Il faut que je m'aère la tête de toute urgence.

Tom & CarmilaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant