Chapitre 6

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Pdv Carmila :

Putain. Merde. Putain de merde. Moi, grossière ? Non. Absolument pas. C'est juste qu'il n'y a aucun autre mot pour décrire l'état dans lequel je suis. Reprends-toi Carmila. Allez. Ce n'est rien du tout. Tu savais que tu allais le voir. Tu t'y étais préparée. Alors pourquoi es-tu aussi déstabilisée après que vos regards se soient croisés ? Aucune idée. Merde.

Je quitte l'établissement au ralenti. On dirait un fantôme. Les gens me regardent, mais je m'en fiche complètement. Dès que j'arrive dans la rue, je me mets à courir. Je cours aussi vite que je peux, sans regarder où je vais. Courir, seulement courir. Courir jusqu'à n'en plus pouvoir. Je suis plutôt endurante en général, donc j'aurais pu courir longtemps avant d'être fatiguée. Mais c'était sans compter mes chères chaussures à plateforme, pas ce qu'il y a de plus adapté pour faire du sport. Et voilà que mon pied se tord. Je tombe à terre. J'ai mal au genou gauche. Je crois bien qu'il saigne.

- Euh... Est-ce que ça va ?

Cette voix... Mais qu'est-ce qu'il fait là, lui ? C'est pas possible ça, je cours pour le fuir et voilà que je tombe littéralement devant lui. Je dois être maudite. J'ignore quels crimes j'ai commis dans une autre vie, mais je devais en tenir une sacrée couche pour manquer de chance à ce point. Je relève la tête. J'aurais bien aimé lui lancer un regard méprisant dont j'ai le secret, mais malheureusement j'en suis incapable.

- Je pense que ça aurait pu être pire.

- Tu saignes... Attends...

Il sort un mouchoir de son sac et me le tend. Je l'applique doucement sur mon genou. Cette situation est tout bonnement ridicule.

- Tu vas pouvoir marcher ?

- Tant que tu me demandes pas de courir, je devrais pouvoir m'en sortir...

Il rigole. Un tout petit rire, mais sincère, comme lui seul sait le faire. Il me sourit et me tend la main. Je mets quelques secondes à la fixer, je n'arrive pas à me décider, mais je finis par me relever seule, sans la saisir. Son sourire s'atténue, mais ne s'efface pas. Il me ramasse mon sac et me le tend. Je le pose négligemment sur mon épaule, et commence à marcher. Contre toute attente, il s'élance à ma suite. Nous marchons vers le centre ville. Enfin, la place principale. Enfin, la seule place du village, celle avec les magasins. Bref. Le silence commence à devenir gênant. J'ai si peur qu'il m'ait reconnue. Si c'est le cas, que va-t-il se passer ? Je n'ose l'imaginer. Je ne suis pas prête. Mais je n'ose pas parler non plus. Je crois bien que je suis dans une impasse. En plus, je ne peux pas le laisser me raccompagner chez moi, parce que je n'ai absolument pas réfléchi à comment j'allais justifier le fait que j'habite dans l'ancienne maison de Carmila Brook alors que j'aurais pu habiter ailleurs. Il y a encore tant de questions auxquelles je n'ai pas encore inventé de réponse... J'ai trouvé. Je vais marcher jusqu'à la librairie (un des seuls magasins que je fréquentais et dont je n'ai pas oublié la localisation) et dire que je m'arrête là, en espérant qu'il rentrera chez lui. Super plan Carmila. Bravo. Bonjour le sens de l'improvisation. Il se racle la gorge. Attention, je crois bien qu'il va parler. Stress, quand tu nous tiens...

- Excuse-moi pour tout à l'heure... Tu sais, quand je suis sorti précipitamment de la classe sans rien dire, tout ça... J'ai pas été cool avec toi alors qu'on ne se connaît même pas... Je sais pas ce qui m'a pris... J'espère qu'on pourra repartir sur des bonnes bases, vu qu'on est à côté en cours et tout...

Ces excuses sont tellement maladroites que c'en est presque comique. Surtout que je sais très bien pourquoi il a eu cette réaction. Mais bon, ça va, il ne m'a pas reconnue. Ou alors, il s'est amélioré niveau mensonge. Je pencherais plutôt pour la première option, il n'a jamais été très doué en mensonge, et le fait qu'il ait bafouillé en disant « je sais pas ce qui m'a pris » en est la preuve. On est arrivés devant la librairie. Je m'arrête.

- Je dois m'arrêter là, j'ai des trucs à faire. A demain.

Bon travail Carmila. Ni trop froide, ni trop amicale, et il va bien cogiter ce soir. Enfin bon, moi aussi. Mais ça, c'est une autre histoire. Je rentre dans la librairie et je le suis des yeux. Heureusement pour moi, il est rentré chez lui. Ou du moins, il n'a pas cherché à me suivre. Ouf.

- Excusez-moi mademoiselle, puis-je vous aider ?

Le vieux libraire me fait face. Il n'a pas changé d'un poil celui-là. Toujours aussi vieux. Je me souviens que j'adorais cet endroit. Je pouvais y passer des journées entières. J'avais aussi de longues discussions avec le libraire sur les livres que j'avais lus, et croyez-moi, y en a paquet. Je ne vois aucune raison valable pour être méchante avec lui. Je lui accorde un sourire sincère. Vous voyez comme je peux être généreuse ?

- Non merci, monsieur, je ne fais que passer vous savez.

- Oui, je vois ça. Dites-moi, à moins que ma vue ne me joue des tours, ce qui est fort possible, je n'ai pas le souvenir d'avoir déjà eu la chance de vous voir dans mon humble boutique mademoiselle.

- En effet, je viens d'emménager ici. Je faisais juste un petit tour en sortant du lycée.

- Quel honneur pour moi d'être la liste de vos visites... Oh mais quel rustre je fais, je ne me suis même pas présenté ! Je m'appelle Jean-Michel, mais appelez-moi Jean-Mi, comme tout le monde.

- Enchantée Jean-Mi. Je m'appelle Ana Wilson.

- Eh bien mademoiselle Wilson, aimeriez-vous une tasse de thé ? Cela fait longtemps que je n'ai pas eu de vraie discussion avec quelqu'un...

Oui, ça fait trois ans. Je sais bien. Puisque j'étais la seule à mettre les pieds dans cette boutique. Je ne sais pas trop si je dois accepter ou non sa proposition. A la fois, ça m'avait beaucoup manqué de lui parler, à ce bon Jean-Mi, mais d'un autre côté, il risque de voir une certaine ressemblance entre Ana Wilson et Carmila Brook... Je regarde ses yeux, rieurs, pleins de vie, et puis d'espoir aussi... Et puis il sourit d'une façon si franche...

- Avec grand plaisir Jean-Mi !

Merde. C'est sorti tout seul. Enfin, ce n'est pas si dramatique que ça. De toute façon, quand bien même il verrait une ressemblance, il ne pourrait en parler à personne, puisque personne ne vient le voir et qu'il ne sort jamais de chez lui. Les rares fois où il sort, c'est pour faire ses courses, et tout le monde l'évite parce que les gens le croient fou. Jean-Mi le vieux fou qui passe la journée le nez dans ses bouquins poussiéreux et sans intérêt. Voilà comment les gens le voient. Et il ne s'en rend même pas compte, je vous jure, c'en est effrayant. Bien sûr, je ne lui ai jamais dit. J'ai beaucoup de respect pour ce bon monsieur. Il me conduit dans son salon. Enfin, dans une pièce avec les murs remplis d'étagères pleines à craquer. Je me demande bien comment ça se fait qu'elles ne tombent pas. Une petite table est là, au centre, avec autour deux fauteuils moelleux, un blanc et un vert, et des piles de livres un peu partout. Une agréable odeur de vieux parchemin règne dans la pièce. C'est fou, on dirait que le temps s'est arrêté dans cette maison. Rien n'a changé. Et on dirait que rien ne changera jamais. C'est impressionnant. Il me désigne le fauteuil blanc. Je m'y installe, et je ferme les yeux.

Tom & CarmilaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant