Les Fils Rouges

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Autrefois, on m'a reproché d'avoir des sentiments. Je me rappelle que Samael - pardon Loki - s'étonnait de me voir émotif. Il disait "la Mort ne devrait pas être affectée par la Vie". En un sens il a raison. Mais je ne suis pas seulement la Mort, j'ai une âme moi-aussi, bien que cela soit ironique. Et j'ai des émotions, bien qu'elles soient très atténuées et très faibles comparées à celle des mortels.

Par exemple, quand j'étais jeune, j'étais très proche de Dana. Je lui parlais peu de moi, mais c'était la seule personne à qui je montrais complètement mes états d'esprits. C'était son pouvoir, son travail : faire ressortir le bon ou le mauvais d'une âme avant son jugement.

C'est pour cela qu'après sa mort, je l'ai aidé à sortir une première fois du Purgatoire, puis une seconde fois après sa réincarnation, et enfin une dernière fois lorsque Samael la tortura à mort.

Alors, dans un état de confusion et de solitude, c'est elle autrefois que j'allais voir.

Mais à présent je ne le pouvais plus.

Je la vis passer à l'autre bout de la rue. Elle était avec Tristan, avec qui elle parlait d'un air excité. L'Hôte du Purgatoire la regardait avec beaucoup d'amour dans le regard. Apparemment, leur relation s'était développée. Il lui dit quelque chose, et Dana se mit à rire. Ils disparurent à un tournant sans même m'apercevoir.

Je n'avais pas bougé durant la scène, restant stoïque dans la rue, mon corps éthéré traversé par les divers passants. Dès qu'un fil rouge passait à ma portée, ma faux le tranchait. La personne continuait sa route, inconsciente de son destin qui venait radicalement de changer.

Je m'aperçus que mes dents étaient serrées au point de me faire mal. Avec un soupir, je me détendis.

La frustration de ma discussion avec Osi n'était pas complètement dissipée. Je n'aurais pas du venir ici, voir Dana sans lui parler me faisait mal, mais elle appartenait au monde des vivants désormais. Je devrais même l'appeler par son nom mortel, Gaëlle.

Ce nom roulait sur ma langue comme un goût étranger.

Une silhouette sombre à mes côtés attira mon attention. J'aperçus une camarde.

C'est un être de ma création afin de m'aider dans ma difficile tâche. Il en existe des milliers, qui tranchent les fils lorsque je ne le fais pas. C'est une âme que j'ai choisie et qui désormais m'obéit. Habillée de blanc, une camarde ne possède ni faux ni nez et a les yeux bandés afin d'éviter toute compassion pour un mortel. Elle possède à son cou un médaillon contenant une mèche de mes cheveux, lui donnant son immortalité et ses pouvoirs.

La camarde me donna sans un mot un rouleau de papier. Je le pris de même, silencieusement, et l'ouvris. Divers noms y étaient inscrits et barrés. J'hochai la tête, perplexe.

-C'est ta liste, Amonakht. Qu'attends-tu de moi ?

Toujours sans un mot, la camarde m'indiqua un nom sur la liste qui n'était pas barrée. Il ouvrit la bouche, et déclara d'une voix abimée et lugubre :

-Je n'ai pas pu prendre cette âme.

Je jetai un coup d'œil au nom : Lise Renarde.

Je repliai le papier et le lui rendit.

-Je m'en charge, dis-je.

La camarde hocha la tête, puis disparut dans une bourrasque de vent. Restant placide, je disparus de même.

Je réapparus dans une petite bourgade pluvieuse. Ici, le soleil se couchait. Je devais être loin de mon emplacement de tantôt. Je m'avançai dans la ville, zyeutant chaque fils avec attention.

Ce n'est pas rare qu'une camarde échoue à prendre une âme. Ca arrive lorsqu'elle a des remords, ou lorsque l'âme est profondément attachée à sa vie actuelle. Mais aucune âme ne me résiste, à moi, la Faucheuse originelle.

Mes pas me conduirent à une petite maison noircie par de longues années d'existence. Un fil rouge y attirait mon attention.

J'entrais sans difficultés par la porte verrouillée. Des pleurs me parvinrent. Le fil rouge se situait plus haut.

En montant les escaliers, je surpris une conversation entrecoupée par des sanglots. Un homme et une femme parlaient à voix basse, l'air profondément malheureux.

Je me détournai de cet habituel spectacle, impassible.

Arrivé à l'étage supérieur, j'entrai dans une petite chambre où était couchée une petite fille. Sa respiration était sifflante, et l'air embaumait la maladie.

Je m'approchai et contemplai la petite âme. Elle était très blanche, et son fil rouge était très usé.

J'arrivais à temps.

Comme si elle m'avait senti, la petite fille ouvrit de grands yeux bleus sur moi. Ils étaient enfiévrés.

-Qui...Qui êtes-vous ? murmura-t-elle.

Un sourire triste s'afficha sur mes lèvres. Elle me voyait. Sa mort était visible.

-Mon nom est Ankhou...répondis-je d'une voix que j'essayai de rendre rassurante, mais qui restait distante et froide. Je suis le Défunt.

-Le...Défunt ?

Elle toussa, une toux grasse. Ses yeux fatigués glissèrent sur ma faux.

-Vous...Vous êtes la Mort ?

J'hochai la tête.

-Cela ne fera pas mal...soufflai-je doucement. Je vais juste trancher le fil de ton destin. Tu vas t'éteindre doucement, sans souffrir, puis tu vas te réveiller dans un monde coloré, où la peur, la haine, et la douleur n'existent plus. Tu ne seras plus jamais malade.

-Mais...Et maman et papa ? murmura la petite fille.

Des larmes mouillèrent ses yeux, mais elle semblait trop faible pour pleurer.

Je ne répondis pas immédiatement. Je la dévisageai, essayant de me rappeler la dernière fois où j'avais éprouvé une véritable compassion pour un cas semblable, une jeune âme agonisante.

Mais je ne m'en souvenais plus.

-Ils te rejoindront un jour petite...N'ai pas peur...Tout va bien se passer...

"Chérie ? A qui parles-tu ?"

La voix de sa mère m'interrompit. Je tendis ma faux et d'un geste délicat tranchai le fil. La fillette ne mourut pas tout de suite. Elle me dévisagea d'abord, puis murmura en un dernier souffle empli de regrets :

-J'aurais juste aimé avoir le choix...Changer mon destin...

Sa déclaration me figea. Je restai immobile, la regardant expirer.

La mère franchit le seuil de la porte. Elle s'approcha, inquiète, puis murmura doucement :

-Lise ?

Devant le manque de réponses, elle secoua sa fille, d'abord doucement puis énergiquement :

-Lise ? Mon Dieu Lise ! Réponds !

Elle se mit à hurler et à pleurer. Le père arriva, inquiet. Il découvrit sa femme serrant sa fille dans ses bras en hurlant et en pleurant.

Je quittai cette scène déchirante avec une impression étrange.

Une fillette se souciant déjà de son destin...Cela avait quelque chose de fascinant et d'attristant.

Peut-être n'étais-je pas le seul dans ce monde à ne pas avoir le choix.

Mais moi, je ne pouvais ni pleurer, ni m'arrêter.

Mon travail devait éternellement continuer, qu'importe mes états d'âme.


Le Chant du Corbeau - 3Où les histoires vivent. Découvrez maintenant