Dagnir prenait son petit déjeuner en compagnie de sa femme lorsque la nouvelle arriva. Adèle avait pris soin de clore les volets et les portes pour lui offrir un moment de répit, mais il percevait encore le bruit mat des pas hâtifs sur le sol de terre battue, et les murmures inquiets filtraient à travers les volets. La chaumière était néanmoins silencieuse et leur fils dormait encore. Elle buvait sa tisane à petite gorgée, le visage fatigué, le regard angoissé, et Dagnir mastiquait un bout de pain, perdu dans ses pensées, quand on martela le bois de la porte. Adèle ne bougea pas mais se raidit, la tension gagnant son corps, tandis qu’il allait ouvrir. On apportait un message en provenance du clan voisin.
Le bruit de fond s’était éteint, comme si le village tout entier retenait son souffle. Le froissement du papier s’éleva, accompagné du grincement d’un battant, plus loin. La missive était courte, mais il fallut plusieurs minutes à Dagnir pour accepter la nouvelle. Il fit signe à sa femme et se dirigea à pas lent vers la place centrale. A chaque pas, son dos sembla se voûter un peu plus. Le chef du village n’était pourtant pas très âgé, mais le temps qu’il arrive devant la foule muette, il avait vieillit de dix ans.
Il n’y eut besoin que de quelques mots pour mortifier tous les elfes rassemblés.
« Nous sommes en guerre. »
Plusieurs lamentations s’élevèrent, des pleurs, des soupirs de désespoir, mais on resta sur la place. Les elfes attendaient les ordres de leur dirigeant. Ce dernier chercha ses mots, en vain ; il n’y avait aucun moyen d’adoucir la réalité sans la détourner, dorénavant. Il se redressa et tâcha d’être concis, pour éviter de se perdre dans les regrets et les circonvolutions obsolètes.
« En quelques semaines, nous avons été attaqués à trois reprises par le clan Ladra. Hier, ils ont décidé d’entamer le conflit que nous redoutions. Je ne peux pas affirmer que nous vaincrons, mais je ne peux pas non plus affirmer que nous perdrons. Nous avons subis de nombreuses pertes, depuis la saison des pluies, mais je vous demande de tenir et de combattre autant que vous le pourrez. Je vais tâcher de prévenir les clans voisins susceptibles de nous venir en aide. Pendant ce temps, je souhaite que l’on prépare les armes et la protection du village, afin d’être prêt à réagir dès le premier coup. Nous ne nous laisserons pas massacrer et piller par un clan de voleur, ni maintenant ni jamais. »
Dagnir recula d’un pas et les elfes se dispersèrent. La frêle main d’Adèle se glissa dans la sienne et il s’exprima sans la regarder, il n’en avait pas le courage. Il n’en avait plus.
— Va rejoindre ta sœur Aya, chuchota-t-il, et trouvez l’endroit le plus sûr pour les enfants. Ils commenceront leurs assauts d’ici quelques jours. Prend notre fils avec toi.
Elle acquiesça et disparut dans les ruelles ; l’heure n’était pas à la discussion. Les coups du forgeron résonnèrent très vite, suivis du crissement des épées et des poignards que l’on acérait. Les voix s’élevèrent à leur tour, les conversations reprirent et, pour un peu, on aurait pu croire que tout était normal. Mais les femmes n’échangeaient pas sur les étoffes qu’elles avaient trouvées, les légumes qu’elles avaient achetés ou les dernières bêtises de leurs enfants, et les hommes ne discutaient pas de leur dernière chasse.
Dagnir regagna son habitation le visage neutre mais les pensées chaotiques. Les membres du conseil viendraient d’ici quelques minutes, alors il organisa la pièce principale de sa demeure comme il l’avait toujours fait, surtout ces derniers temps. Il débarrassa la table, la plaça au centre, puis l’entoura d’une dizaine de sièges. Il alla dans la chambre conjugale et tira de sous le lit un coffret duquel il sortit plusieurs écrits. Il fouilla également dans un tiroir afin de trouver de quoi rédiger les dizaines de lettres de supplications qu’il devrait adresser. Il ajusta quelques objets, rouvrit les volets, ferma les rideaux, et se laissa finalement tomber sur sa chaise.
Leur destin était scellé. Rien de ce qu’il pourrait faire n’y changerait quoi que ce soit, c’était plus qu’une certitude. Une évidence. Le clan Ladra était réputé pour son insatiable désir de richesse, de pouvoir et de terre. En réalité, c’était la volonté de tout clan, mais ces elfes-là étaient différents, ils ne se battaient pas comme les autres. Ils étaient plus puissants, plus rapides, plus agiles, mais surtout, ils étaient impossibles à prendre par surprise. Ces elfes surdoués semblaient avoir une longueur d’avance sur tout leur environnement. A cela s’ajoutait un dirigeant doté d’un talent inné pour la ruse et la manipulation.
Non. Il était impossible que le petit village de Dagnir remporte cette confrontation. Non pas que les villageois ne sachent pas se battre — ils devaient leur paix aux prouesses de leurs combattants — mais les Ladras étaient tout simplement impossible à maîtriser. Le seul moyen de leur échapper était de négocier ou de partir. Quant aux villages voisins, il ne servait à rien d’espérer ; aucun d’entre eux n’était assez fou pour tenter de briser la paix factice qu’il entretenait avec ce clan belliqueux. Ils allaient devoir résister seul.
Les membres du conseil pénétrèrent dans la sombre salle et s’installèrent. Ils ne s’évertuèrent pas à chercher un moyen de repousser définitivement les Ladras, car ils n’en auraient pas trouvé. Ils firent la liste des ressources dont ils disposaient, des combattants qu’il leur restait, et des stratégies qui avaient fait leurs preuves. Ils passèrent outre les constatations déplorables — ils n’avaient pas assez de provisions pour tenir longtemps, les villageois étaient fatigués, leurs stratégies étaient toujours devinées par le clan ennemi — et préparèrent les ordres qu’il faudrait donner. Ils avaient au moins un village organisé et des habitants qui respectaient les décisions de Dagnir, une protestation interne n’était pas à craindre. Il n’aurait servi à rien de se retourner contre leur chef, il avait toujours agit pour le mieux, et ils ne devaient leur situation précaire qu’à un malheureux concours de circonstance : ils avaient eu le malheur de s’installer dans une zone où cohabitaient plusieurs autres clans qui entraient souvent en guerre.
Pour l’heure, il leur fallait ériger des barrières, guetter la première attaque et faire en sorte de subir le moins de pertes possible.
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L'origine
Short StoryLe clan voisin a déclaré la guerre, et le village est peu à peu décimé sous les yeux de son chef. Comment prendre le dessus sur un ennemi implacable et destructeur, qui semble connaître la moindre de vos stratégies ? (Nouvelle) Il s'agit de la toute...