Dagnir était à nouveau seul dans sa maison ; le conseil venait de se terminer. La première embuscade avait fini par arriver, seulement une semaine après l’arrivée de la missive des Ladras. Ils n’avaient tué personne, mais infligé beaucoup de blessures difficiles à soigner. Ils avaient agi à la tombée de la nuit, pendant les changements de tour de garde, et s’en était pris à un groupe d’elfes qui affutaient les épées des combattants dans les dernières lueurs du soleil. Ils étaient repartis très vite, après avoir laissé inconscient les habitants qu’ils avaient rencontrés. Ils n’avaient cependant rien volé, ce qui n’était pas dans leurs habitudes.
Chaque fois que Dagnir sortait, à présent, des regards plus soucieux que jamais se posaient sur lui. On attendait de lui qu’il agisse, qu’il trouve un moyen d’empêcher la situation d’empirer. Le souci était que ni lui ni aucun des villageois ne possédait de dons ou de capacité particulière et, sans cela, c’était peine perdue.
Les vrais assauts débutèrent au début de l’automne, quand un tapis de feuille prit forme et étouffa les pas des Ladras. En dépit de leur vigilance et de leur préparation, les elfes du village de Dagnir furent pris de court par l’importance et la férocité des ennemis. Les enfants avaient été rassemblés dans l’école, avec Adèle et d’autres mères, tandis que les autres défendaient tant bien que mal leur petite ville.
Les hommes avaient beau s’escrimer, pourfendre, charger et frapper, leurs adversaires perçaient toujours leurs défenses. Ils tombaient à terre les uns après les autres, le plus souvent à cause de blessures en apparence dérisoire qui s’avéraient paralysante sinon mortelle. Les Ladras paraissaient formés dans ce seul but : percer, paralyser, tuer. Dagnir ne savait que faire et les réunions du conseil n’avaient plus aucune utilité. Chaque soir, il se relevait et faisait les cent pas dans la chaumière, comme s’il espérait l’apparition d’une alternative. Il s’arrêtait lorsque ses jambes ne pouvaient plus le soutenir et s’asseyait alors par terre.
Le village allait disparaître. Avec un peu de chance, on le ferait prisonnier et il assisterait au meurtre de sa famille. L’image du corps sans vie d’Adèle s’imposa devant ses yeux. Epouvanté, il retourna dans sa chambre, tant pour s’assurer qu’elle était bien là que pour tenter de trouver le sommeil.
Quelque chose changea petit à petit chez Dagnir. Le temps semblait prendre une nouvelle signification pour lui, chaque jour équivalant à une année de plus sur son visage. Mais là n’était pas la différence. Depuis le soir où il avait imaginé le meurtre de sa femme et son fils, il s’était peu à peu reclus dans un silence qu’il ne quittait que de temps à autre pendant les réunions du conseil. Les arbres arboraient tous une étrange teinte sanglante que Dagnir assimilait au sang versé par les siens. Les Ladras venaient de plus en plus souvent et les épuisaient tant moralement que physiquement. Après le premier grand assaut qui avait causé plusieurs dizaines de morts, ils étaient revenus en plus petits groupes, généralement d’une trentaine d’elfes, pour ne plus tuer que trois ou quatre personnes à chaque fois. Ils cherchaient à épuiser les villageois et à les affaiblir.
Dagnir ne dormait plus. Il passait des nuits entières, assis dans l’obscurité, à se remémorer tous les corps qu’on lui avait apportés depuis le début du conflit. Raphaël, un de ses rares amis, avait été assassiné la semaine précédente. Deux jours après, c’était la femme d’une autre de ses connaissances qui avait été tuée.
Il faisait sans cesse de nouveaux constats, tous plus noirs les uns que les autres. Il comptait les morts, les blessés, les veuves, les orphelins. Il différenciait les défunts également ; ceux empoisonnés, décapités, brûlés, torturés, massacrés. Et parmi les vivants, il observait les réactions ; on pleurait, rageait, se lamentait, criait ou on restait silencieux.
Adèle ne s’approchait plus de son mari et sanglotait le soir venu. Mais il n’y avait pas de tendresse ni de compassion à espérer de son époux, ce dernier les réservait pour les prochains morts.
Lorsqu’on apportait un énième corps sur un brancard de fortune, le nœud dans l’estomac du dirigeant se serrait un peu plus. A force de voir des meurtres en réalité comme dans ses pensées, il finit par ne plus ressentir autre chose qu’un grand vide en lui. Les nouveaux décès creusaient et agrandissaient le trou au fur et à mesure. Il ne pleurait plus depuis la mort d’Ivan, le lendemain du trépas d’Annabelle et d’Edwin. La perte de son sourire, quant à elle, datait du jour où il avait lu la missive maudite.
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L'origine
Short StoryLe clan voisin a déclaré la guerre, et le village est peu à peu décimé sous les yeux de son chef. Comment prendre le dessus sur un ennemi implacable et destructeur, qui semble connaître la moindre de vos stratégies ? (Nouvelle) Il s'agit de la toute...