3 - La douleur

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        Quand les feuilles s’assombrirent et passèrent de la couleur du sang à celle de la mort, Dagnir se joignit aux combattants ; il avait passé suffisamment de temps à chercher une solution qui n’existait pas. Il fit la douloureuse connaissance des guerriers Ladras et comprit la souffrance de ses pairs. Dès le premier jour, il fut blessé par son adversaire et contraint de se replier. Il retourna néanmoins au front le deuxième jour, le troisième, et tous les jours suivant, faisant fi de la douleur autant qu’il le pouvait. Il arrivait toujours le moment où il atteignait ses limites et où il devait battre en retraite, sous peine de s’effondrer devant les elfes enragés, mais à chacune de ses tentatives, il lui semblait gagner un peu de temps et de terrain sur son opposant.

        Puis advint le jour où il tua le premier Ladra, et où il entrevit le début de la solution. Pour cela, il lui fallut frôler la mort.

        Au cours d’un affrontement, il parvint à entailler le bras de l’un d’entre eux. Il n’en fallait pas plus pour faire sortir de leurs gonds ces elfes arrogants, et l’homme s’élança derechef sur Dagnir, brandissant une dague acérée dégoulinante du sang d’un des villageois. Le dirigeant savait qu’il lui serait impossible d’éviter le coup, il était trop près du Ladra et trop lent pour s’enfuir, alors il fit face à son agresseur et dégaina aussi son poignard. Il ne réfléchit pas à la manière de détourner la lame, il essaya de déterminer le meilleur endroit pour la laisser déchirer sa chair et pouvoir blesser à son tour l’elfe.

        Ainsi, plutôt que de reculer, il s’avança et se tourna légèrement, de sorte que le couteau alla se ficher dans son flanc. Cette manœuvre lui fut permise par l’étonnement du Ladra. Pour la première fois, Dagnir était parvenu à les prendre de court. Il n’avait cependant pas le temps de se féliciter, et il plongea immédiatement sa propre lame dans le torse de l’ennemi. Ce dernier s’écroula, les yeux encore écarquillés sous l’effet de la surprise, et le chef du village contempla quelques instants le flot écarlate naissant.

        Une nouvelle douleur, plus vive que celle qui éprouvait à cause de sa blessure au côté, apparut au bas de son dos et sur son bras. Un autre Ladra s’en prenait à lui. Porté par l’adrénaline et la satisfaction du meurtre qu’il venait de commettre, Dagnir se retourna et réitéra sa dernière action. De la même manière, il tua un second ennemi. Lui aussi avait été stupéfait par l’acte suicidaire de l’elfe assiégé. Celui-ci n’avait cependant pas eu le temps de prévoir la trajectoire de l’épée du deuxième mort et, s’il ne fut pas touché en un point vital, le métal transperça son torse de part en part.

        Il devait rentrer à l’abri. L’exploit était terminé, il n’en supporterait pas plus. Il ôta l’épée de son corps et au prix d’un immense effort, il se réfugia au village en parant du mieux qu’il le pouvait les attaques qui pleuvaient autour de lui. Il tituba jusqu’à retrouver Adèle, au détour du sentier principal. Sa femme hurla d’effroi et, aidée d’une autre mère, elle transporta son mari jusqu’à leur demeure.

        Pendant qu’elle lavait les plaies béantes et que le médecin que l’on avait été chercher les suturait, Dagnir fit connaissance avec la souffrance. La vraie. Celle qui vous clouait au sol et vous interdisait ne serait-ce que de frémir, pour éviter de hurler à la mort. Le sulfureux mélange entre la torture psychique et physique. Celui capable de vous tenir en vie alors que vous ne souhaitiez plus que la mort. Des langues de feu glacé, dévorantes, portées par vos souvenirs les plus terribles pour se répandre dans chacun de vos nerfs, chacune de vos cellules.

        Dagnir connu la pire souffrance. Il ne s’agissait pas seulement de la conjugaison de sa culpabilité et de ses blessures, à cela s’ajoutait l’analgésique que le médecin lui administrait et le poison dont son ennemi avait enduit ses armes. C’est cette combinaison qui proposa une toute nouvelle expérience à l’elfe. La douleur faisait tétaniser tous ses muscles et bloquait presque sa respiration. Il ne voyait que la nuit et, au loin, une petite lueur blanche.

        Il sentit un poids supplémentaire s’ajouter sur sa poitrine et voulut protester, mais ses bronches se dilatèrent subitement et ses poumons se gonflèrent. Ce qui suivit fut peut-être la conséquence du brusque afflux d’oxygène dans son sang, ou bien de la décharge qui le parcourut lorsque ses poumons se distendirent. Peu importe. La vision de Dagnir s’inversa subitement et il la vit. La lueur blanche devint une petite créature noire qui s’agrandit peu à peu, comme s’il s’approchait d’elle. Cela n’avait pas la forme d’un être vivant qu’il connaissait. Il s’agissait d’une sorte de boule d’encre dotée de petits tentacules qui traçaient d’étranges symboles noirâtres sur le fond blanc immaculé.

        Par la pensée, Dagnir toucha une partie lisse de l’objet qui tressaillit aussitôt. L’encre se contorsionna et se replia sur elle-même avant de reprendre sa forme initiale. Dans le sursaut de la créature, il reconnut le feu qui rongeait son torse et se propageait dans ses membres. Il venait de rencontrer la douleur. Sa douleur. Cette petite chose malléable représentait la souffrance qu’il subissait.

        Cela ne dura qu’une poignée de secondes. La Douleur redevint lueur blanche et fut remplacée par des formes floues colorées. Le visage d’Adèle se dessina, suivi de la silhouette du guérisseur. Il ne pourrait plus retourner combattre désormais. C’était une évidence qui le fit entrer dans une rage silencieuse qu’il retourna contre lui-même. Il avait réussi à tuer deux Ladras, mais ce n’était rien en comparaison du nombre de villageois disparus.

        Le poison qui s’était répandu dans son corps n’était pas mortel, mais assurait à Dagnir une souffrance constante, à toute heure du jour et de la nuit. La boule d’encre obnubilait à présent son esprit. De la même manière qu’il avait vu et imaginé le décès de ses proches, il se représentait la forme mystérieuse, tentant de reproduire les fines lignes qui en partaient, les runes dessinées. 

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