Les Héritiers (Anthony Boulanger)

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La Terre ne sera bientôt plus vivable. Les descendants de l'Homo sapiens ont développé des capacités qui leur permettront de coloniser des planètes aux environnements différents. Anthony Boulanger nous conte ici le destin du seul être "non augmenté", condamné à rester le dernier sur une Terre mourante et à voir tous ses compagnons le quitter à tour de rôle pour leurs nouveaux mondes où il n'a pas sa place.

Les Héritiers


Assis sur le toit d'un building, les jambes dans le vide, je suis à la limite entre les mondes. Devant moi, éclairé par un soleil rouge qui se noie dans l'horizon, se déroule le grand chaos primordial qui menace d'engloutir cette ville chaque jour. Je devine des formes dans l'ombre, des serpents gigantesques qui se dévorent les uns les autres à la limite des barricades répulsives. J'entends le crissement de leurs écailles contre le béton et ce bruit strident monte le long des colonnes vertébrales du bâtiment pour résonner à chaque étage et l'amplifier. En écoutant attentivement, on pourrait y entendre un chant reptilien, comme si les créatures jouaient d'un instrument titanesque à l'attention d'humanités terrées dans la mégalopole. Un requiem, peut-être...

Derrière les serpents s'étend une nature en pleine mutation. Je vois des arbres aux feuilles rougies par la lumière rasante éclater le bitume des routes de leurs racines implacables. Le dôme d'une fourmilière ou d'une termitière géante pointe, mais est bientôt avalé par les ténèbres. Les habitantes de la colonie sortiront à la nuit noire, j'imagine, à la recherche de ces proies qui leur feront bientôt défaut dans la région. Pendant quelques instants, je me demande si je serai encore en vie pour assister au spectacle des insectes en mal de protéines attaquant les serpents, nous donnant un répit de quelques jours ou semaines, avant qu'ils ne se jettent sur nous. Serait-ce suffisant ? Le combat entre les reptiles et les fourmis promettait d'être légendaire, si des légendes devaient encore être écrites, mais sans surprise. Ce monde appartient aux insectes, jusqu'à ce qu'ils ne régressent en taille et qu'une nouvelle forme de vie n'émerge du magma évolutif que nous avons contribué à former.

La curiosité me pousse à imaginer ce qu'il pourrait advenir dans quelques dizaines d'années, quand les centrales nucléaires les plus récentes seront à leur tour hors de contrôle, le cœur de leur réacteur entrant en fusion par défaut de sécurité, de maintenance, de protection. Cela fera d'autant plus de radiations mutagènes qui contamineront les éléments proches, terre, air, fleuves et océans... Cela fera d'autant plus de génomes instables, d'autant plus de créatures potentielles pour revendiquer la place que nous laissons sur cette planète.

Une porte métallique claque dans mon dos, et le bruit est bientôt suivi par ceux de pas réguliers. Je ne me retourne pas, je sais qu'il n'y a que Frédérique pour venir me rejoindre ici et contempler avec moi cette fin d'un monde. En bas, les autres ne parlent que d'apocalypse, refusent d'assister à ce qu'ils appellent l'agonie de la planète sans se rendre compte qu'il ne s'agit aucunement de cela. La Terre prend une nouvelle inspiration, cherche son souffle, tâtonne, tout comme elle l'a fait pendant trois milliards d'années et tout comme elle continuera à le faire aussi longtemps que le Soleil la laissera vivre. L'Humanité a été un point minuscule, un atome, dans sa frise chronologique, mais un atome qui se veut immortel.

- Le Déchireur va bientôt revenir, dit Frédérique en s'asseyant à côté de moi.

Je tourne la tête vers elle. Elle n'est vêtue que d'un débardeur et d'un short, mais le vent glacial du crépuscule qui règne au sommet du bâtiment ne l'inquiète pas. Du haut de sa vingtaine d'années, Frédérique est une des rares humaines à sang-froid, ce qui fait que la température extérieure ne l'incommode pas.

- Tu devrais redescendre avant de tomber en léthargie, lui fais-je remarquer. Je ne pourrais pas te porter sur tous les étages du building.

- Je sais. C'est bien pour cela que tu vas te lever et venir avec moi maintenant.

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