Nunzio Cusmano nous propose ici une variation sur le thème du savant fou qui, suite à un drame intime, va laisser son obsession de laisser une trace virer au désastre.
Ergo Sumus
Mon nom n’a plus guère d’importance. Cette suite de lettres arbitraires, héritée d’une longue lignée dont j’ignore presque tout, ne représente en rien ce que je suis. Pendant longtemps, j’ai cru aux mots, à la culture, à l’histoire. Aux contes. Infantilisation millénaire. Sclérose de la pensée, profondément acquise, consacrée “voie de l’élévation”. Toutes ces vieilleries n’ont désormais plus cours pour vous.
Son nom n’a pas plus d’importance que le mien. Il vous suffit de savoir que c’est elle qui m’a ouvert l’esprit. Elle l’a fait sans y penser. La pensée n’a rien à voir avec ça. Les mots n’ont rien à y voir. Tout était submergé par ce désir simple, originel. Elle/nous voulions un enfant. Si simple, n’est-ce pas ? Si naturel. Chaque retard de sa mécanique organique faisait pétiller ses yeux brun-vert. Mais chaque mois, sa mécanique reprenait son cycle, sans jamais faillir. Elle ne disait rien, mais je savais : chaque flux était blessure.
Alors, il y eut les analyses. Le diagnostic. Le verdict. Ma semence était morte ; une infection, contractée durant mon enfance et dont je me souvenais à peine, l’avait tuée.
Encore une fois, elle ne dit rien. L’éclat de ses yeux brun-vert s’éteignit. Je lui avais donné mon nom, mais ce n’était qu’un mot. Un vain courant d’air, un gribouillis inutile, sans aucun pouvoir. Sans importance. Alors elle partit. Elle dit qu’elle devait réfléchir. Elle le dit parce qu’il fallait bien dire quelque chose, c’est du moins ce qu’elle/nous croyions alors. Puis elle ne dit plus rien. Elle ne revint pas. Ne restait que peu de chose : une paire de chaussons ; une pince à cheveux ; une bouteille de démaquillant presque vide.
Mon métier n’a plus guère d’importance. Ce qui compte pour vous, en définitive, c’est l’Œuvre. Ce qui compte pour l’Œuvre, c’est la connaissance, le savoir-faire. J’avais appris un autre alphabet, qui n’a que quatre signes : Adénine, Thymine, Guanine, Cytosine. Quatre signes pour former une infinité de mots, pour décrire l’essence profonde d’une infinité d’individus. Peu importe ce que je faisais parmi la foule grouillante d’exégètes, penchés sur leurs cuves d’électrophorèse comme sur les pages du Livre. Je croyais être l’un des rouages moteurs du savoir. « La Génétique ». « L’Expertise du Vivant ». Encore des mots vides, sans pouvoir. Ouvrir mon esprit à tout cela n’aura demandé que peu de chose : un diagnostic ; ses yeux brun-vert ; la poussière s’agglutinant sur la bouteille de démaquillant.
Le premier tracé de l’Œuvre fut simple, direct, posé sans arrière-pensée comme une question d’enfant. J’entrepris de faire mon génotype complet. Les outils nécessaires au décryptage étaient à ma portée, les détourner fut facile. En contrepartie d’un peu de sang, mes allèles et locus furent identifiés, mis à nu jusqu’à la moindre redondance. Étrange introspection à l’échelle nanométrique. Je n’analysai pas plus avant ces résultats, ce n’était pas là mon but originel. J’avais simplement voulu « concrétiser » cette somme de données dont je représentais la valeur, la rendre lisible et exploitable par un humain. À défaut de la transmettre telle qu’elle aurait dû l’être.
Puis l’évidence m’ébranla. Pathétique. Stérile. Dans un ultime accès de faiblesse, je faisais encore appel au langage vulgaire. Le vivant n’a que faire d’ersatz de papier. L’ADN ne veut pas être archivé, il ne demande qu’à perdurer. Les gènes ne veulent pas être dénombrés, ils ne demandent qu’à se répandre. De cela, mes gènes devaient demeurer privés ? Simplement parce que la voie naturelle était verrouillée ? Qu’à cela ne tienne, j’en trouverais une autre.
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L'Homme de demain
Fiksi Ilmiah16 récits de l'utopie au cauchemar. Lectrices, lecteurs, vous tenez le destin de l'humanité entre vos mains ! À défaut de vous en lire les lignes, Les Artistes Fous Associés jouent les Nostradamus à l'occasion de leur quatrième anthologie, dédiée au...