Chapitre 20

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Oh je me détesterais si j'étais toi.


Merci de m'avoir répondu.

Tu me remercieras plus tard. Entre.

Benedict m'accueille au pas de la porte. Si je me tiens devant ce pub miteux, au Sud de Harlem, je le dois à deux raisons. La première ; j'ai conservé par miracle la carte de visite qu'elle m'avait remise avant de savoir qu'il aurait été préférable de ne jamais m'inviter chez elle. La seconde, Blondie est le dernier pion à convaincre.

Il n'est que dix-sept heures et la taverne empeste la bière et le renfermé. Mes semelles collent au sol poisseux, jonché des dégâts d'une veille arrosée. Tout n'est qu'un labyrinthe grandeur nature qui me ramène à la maison : les murs en briques, ornés de ces plaques rouillées à l'effigie des stouts, ales et lagers qui alimentaient nos sorties du jeudi soir, le refrain de Such a Same craché par les enceintes, l'arôme acre du houblon, la lumière des lanternes pour contrer le ciel couvert. Au comptoir, deux types au nez rouge rompent le charme anglais de leur accent américain à couper au couteau. Ils claquent leur verre et baragouinent des insultes, prenant à partie le grand blond qui actionne ses tireuses derrière le bar, un torchon sur l'épaule. Il en cacherait des pintes dans cette barbe. A notre entrée, il s'interrompt dans sa tâche. Son sourire carnassier révèle des dents jaunâtres. Ici s'arrête le sentiment d'être chez moi.

Tiens, en parlant de connard. On t'attendait. Donc c'est toi le fouteur de merde ?

Sa carrure et son air hautain ne me démontent pas. J'ai laissé patience, politesse et compassion quelque part sur les bancs de Central Park. Je me suis blindé. Il le faut pour fouler le territoire ennemi. Je fourre mes mains dans les poches de mon costume, relevant le menton à hauteur de mépris.

A votre service.

Il fouette le comptoir de son chiffon.

Eh ! T'es chez moi ici.

Les ivrognes éclatent de rire tandis que Benedict coupe court au combat de coq.

Lâche-le Fred. On va dans la cave.

C'est ton frère, hein ? je l'interroge. Une minute, la cave, sérieusement ? T'as pas moins...

Moins « tueur en série ». Benedict me fait signe de la boucler et m'enjoint à la suivre au fond de la pièce, non sans que le barman des cavernes ne me lance un énième regard d'avertissement. En contrebas d'un escalier à trois marches, elle dégaine une minuscule clé de son sac à main haute couture et l'insère dans la serrure. Je marque un temps d'arrêt. Est-ce bien raisonnable de me claquemurer avec celle qui sauterait sur l'occasion de me neutraliser.

Ben alors ? s'impatiente-t-elle. Dépêche-toi. Je pensais que tu avais compris qu'il ne fallait pas que l'on nous voie ensemble.

Je baisse la tête pour passer la porte. Les odeurs de l'étage se décuplent, mais la cave est plus chaleureuse que dans mon imagination. Couverte de boiseries et de tableaux de mauvais goût, elle héberge une table de billard entourée de fauteuils Chesterfield en cuir qui forment des petits salons, çà et là. Benedict me désigne celui à l'angle.

Je te préviens, si tu tentes le moindre geste déplacé, j'invoque la bête là-haut.

Ce ne sera pas nécessaire.

Elle rassemble les pans de sa robe pour s'asseoir. Si rondeur il y a, elle est invisible sous son vêtement ample. Je prends place face à elle. J'essuie un regard de défi qui masque péniblement son malaise. Je pourrais rester un moment à l'observer s'y noyer. Le silence semble l'agacer. Elle s'empresse de le briser :

Walking a Tightrope (LS) ✓Où les histoires vivent. Découvrez maintenant