La Tour d'Ivoire - Tome 2

Le courage face à la peur

"I knew I would die. I knew it before all this begin."

MM

-Je ne veux rien de tout ça, tu te fais des idées, grinçai-je, hors de moi.

            -Peut-être pas maintenant, mais cela pourrait changer, ou tu pourrais tomber sous le charme d'un autre roi, d'un autre prince. Certains pourraient même se servir de tes sentiments pour te rallier à eux. Tu viens de la Tour, je n'ai pas besoin de te mettre en garde contre les hommes. Sache simplement que les choses sont exactement pareilles ici. Et inutile d'ajouter que la générale Néhora convoite le Prince Émeraude depuis des années, ils ont grandi ensemble, ils se connaissent et s'aiment profondément. Elle te tuera avant d'avoir pu finir dans son lit.   

            -Tu n'aimes pas Néhora.

            Elle plissa le nez.

            -Non, je ne l'aime pas. Elle est fausse et calculatrice. Quant à elle, elle me hait parce qu'elle sait que le vœu de la Reine Siora est de nous voir, le Prince Seth et moi, nous unir pour protéger nos deux peuples. Émeraude et Saphir s'en verraient renforcés, nos peuples des frères. Néhora me voit comme une rivale.

            -Que pense le Prince Seth de ce mariage ?

            Elle balança sa longue chevelure en arrière et fixa son regard déstabilisant sur moi.

            -La même chose que moi. Peu importe. Comme je te l'ai dit, nous sommes prêts à tout pour nos Nations respectives. Nous marier alors que nous sommes meilleurs amis depuis l'enfance n'est qu'un faible prix.

            -Mais vous ne vous aimez pas.

            Elle eut un sourire diabolique.

            -Aurais-tu peur, filles des cieux ? Non, rien de romantique entre nous, bien que l'idée de partager ma vie et mon lit avec le Prince Seth ne me déplairait pas.

            Elle guettait ma réaction, un sourire provocant sur les lèvres. Je ne lui fis pas le plaisir d'avoir l'air ne serait-ce qu'agacé. Même si l'idée d'un mariage entre Saef et Seth me donnait la nausée.

            Les Saphirs aimaient la provocation, je l'avais bien compris en rencontrant Lorenzo.

            -Ne pars pas avec le Prince Seth en Nation de Rubis, me lança-t-elle soudain avec sérieux. Tu as trop à y perdre. Ton cœur, ton âme... Les Rubis sont un peuple différent, ils seront prêts à tout pour t'avoir.

            -Que suis-je censée faire alors ? demandai-je, sarcastique.

            Elle sembla hésiter.

            -Reste avec moi ici, Lévana, en Nation de Saphir. Je te ferai quitter l'île, et te cacherai dans les terres, perdue dans les montagnes isolées de ma Nation. Ni les Rubis, les Diamants et la Tour ne te retrouvera.

            Je n'en croyais pas mes oreilles.

            -Tu serais prête à me voler à tes alliés. Après tout ce qu'ils sont prêts à faire pour toi ?

            Elle me fit le sourire le plus conquérant que je n'avais jamais vu.

            -Tous les coups sont permis. Le Prince Seth ne me le pardonnera peut-être jamais, mais au moins, j'aurai une avance, et en plus de cela, tu serais en sécurité.

            Je me souvenais alors de ce que Gabriel m'avait dit, les Saphirs étaient souvent sous-estimés. Saef, sous ses allures de princesse naïve, était redoutable. J'entrevis alors la grande reine qu'elle sera un jour. Crainte et respectée, elle saura tenir tête à ses ennemis et alliés, et même à Seth en personne. Rose partageait avec Saef cette ténacité. Saef Viviana était née pour être Reine.

            -Les Émeraudes sont mes alliées, et leurs dirigeants, mes amis. Mais je reste avant tout une Saphir. Ma loyauté va d'abord à mon héritage, à mon peuple.

            -Pourquoi les Émeraudes seraient une menace pour moi ?

            -J'ai grandi auprès d'eux, Lévana. Je les connais, tous. Je sais l'effet qu'ils ont sur les autres, leur aura, leur charisme, leur force, et leur amitié inébranlables. Ils ont inspiré de nombreuses légendes, les joyaux d'Émeraudes, n'en est qu'une petite part. ils sont magnétiques, attirants et fascinants. Tous d'une manière différente.

            Elle n'avait pas tort, je ne pouvais le nier.

            -Et d'où cela leur viendrait-il ?

            -Du talent, Lévana. Ils sont talentueux. Notre monde attend des êtres comme eux depuis des millénaires. Lorsque j'étais enfant et que je les ai rencontrés, j'ai tout de suite su que je voulais être l'un d'entre eux. Je voulais être à leur côté, qu'importent les risques, qu'importe l'aube qui se lèvera après nous. J'ai adhéré corps et âme à l'idéal du Prince Seth, et encore aujourd'hui, je me bats chaque jour pour que ce jour vienne. Mais toi, ce n'est pas ton monde, tu n'es pas des leurs. Tu te perdras, tu oublieras qui tu es. Tu mourras. Je veux t'éviter cela.

            -Et en passant, t'approprier mon savoir et mon influence.

            -Une pierre deux coups, comme on dit, répondit-elle avec un sourire calme.

            -Saef je...

            Mais avant que je puisse répondre, un mouvement attira mon attention

            Je levai les yeux, l'homme se tenait à quelques pas de nous, vêtu de bleu de pied en cape.

            Je ne l'avais pas vu arriver, ni même entendu.

            L'homme comprit que je l'avais vu. Je n'eus pas le temps de crier, il effectua un mouvement vif du bras et fis volte-face pour s'enfuir vers la porte. Je vis l'éclat argenté au dernier moment. Sans réfléchir, je me jetai devant la reine.

            Il eut un cri. Puis des hurlements déchirants.

            Une douleur atroce explosa dans ma poitrine. La dague s'était logée dans ma chair avec une rapidité mortelle. Seule la garde en dépassait, je constatais avec effarement que c'était la mienne. Celle que Seth m'avait offerte. Celle que les gardes m'avaient prise avant d'entrer dans les appartements de la Reine.

            Je vis du sang, les yeux affolés de Saef, ses mains douces sur mon visage, et des points noirs qui dansaient au bord de ma vision. Je luttais de toutes mes forces pour ne pas m'endormir, l'assassin pourrait revenir finir le travail. Je devais protéger la reine Saphir. Une reine ne pouvait pas mourir, pas encore... pas..
            -À l'aide ! Au secours ! cria une voix de femme.

            Des bruits de pas. Des voix. Mon nom.        

            Mon bébé. Mon bébé.           

            Puis plus rien.