Les gouttes de pluie ruisselaient contre les lunettes de l'homme. Il les essuya du revers de la manche de son long manteau. Le vent venait soulever l'arrière de son caban et frigorifiait le bout de ses doigts. Il marchait lentement dans les allées et le bruit du gravier raisonnait sous ses chaussures. Il était seul. Après quelques minutes de marche, Carter s'arrêta enfin. Il s'agenouilla et déposa le bouquet de fleurs qu'il portait depuis le début. L'averse retentissait contre le parapluie de l'homme. Les larmes qui coulaient le long de son visage passaient inaperçues sous le déluge. Il passa sa main sur les dorures de la pierre froide. Sous ses doigts, on pouvait y lire un nom : Paco Gomez, 2011-2040. Il déposa également le médaillon porte-bonheur devant la cippe. La médaille représentait Saint-Christophe, le patron des voyageurs.
- Chaque personne ayant porté ce pendentif s'est en allé pour un voyage paisible vers l'inconnu, commença-t-il avec une voix étranglée par des sanglots. Il ne vous a décidément pas porté chance. Je préfère donc le laisser ici. Saches que tu me manques un peu plus chaque jour depuis ces deux dernières années et que mes journées paraissent vides. J'espère que tu es heureux là où tu es et que tu ne souffres plus. Comme je t'ai dit la semaine dernière, je ne t'en veux pas et je respecte le choix que tu as fait. Tu m'as apporté une joie incommensurable. J'espère que tu n'as pas pris ta propre vie en vain et qu'un jour tu trouveras celle qui te correspond. N'oublies pas que je t'aime et qu'il restera toujours quelque chose de toi en moi. Je reviendrai te voir la semaine prochaine.
Sur ces mots il s'éloigna et disparu au loin, sillonnant les allées du repos éternel.
*
- Comment vous sentez vous aujourd'hui Carter ? demanda un homme d'une voix calme.
Carter revint à lui .Il se tenait face à un homme au visage joufflu et au crâne dégarni .Il avait les jambes croisées et écrivait sur un carnet à la reliure fragile. Il portait un élégant gilet de costume gris ardoise. L'homme fixait Carter du regard en attendant une réponse.
- Vous voulez savoir comment je vais ? répéta-t-il. Je vais mal, comme vous pouvez le voir depuis 2 ans. Je me nourris du poison que je secrète. J'aimerais m'évader de ce monde névrosé, être emporté par l'amour. Il n'y a rien de plus difficile que de se dire que la personne que l'on aime ne nous regardera plus. Que mes yeux ne se poseront plus sur lui, mais uniquement sur du marbre froid, au milieu des morts. Les gens nous disent souvent qu'ils comprennent, mais c'est faux. Vous ne savez pas ce que ça fait d'errer sans réel but. Vous êtes mort à l'intérieur mais votre cerveau continue de fonctionner, au ralenti. On attend le jour suivant en sachant qu'il ressemblera à la veille et que rien ne changera. Vous avez l'impression de vivre avec une seule moitié de cœur, plus rien n'a de goût, de sens ou d'intérêt. Vous piétinez continuellement votre propre vie dans le savoir. Enfin si, vous le savez, mais vous ne voulez pas en sortir de ce schéma. C'est trop dur et demande trop d'efforts. Vous tournez le dos à la vie et vous sombrez, peu à peu, sans volonté de sortir la tête de l'eau. Votre douleur mentale se transforme lentement en douleur physique. C'est un vice qui vous submerge et vous pensez le contrôler mais ce n'est pas le cas. C'est lui qui vous contrôle, il vous dépasse. Vous ne savez rien de ma haine et vous ne la comprendrez jamais, même si vous essayez de plus profond de votre âme. Vous pensez savoir pénétrer le cerveau et les pensées des gens, mais vous vous trompez. Tout ça est bien plus profond. Cette dépression finira peut-être par m'amener un jour, mais rien ne sera votre faute. Vous n'aurez pas échoué, au contraire. Il me reste encore du chemin à parcourir, mais nous verrons. C'est notre dernière séance ensemble docteur. J'accepte ma peine dès aujourd'hui.
Il finit son monologue et se leva aussitôt après. Il n'attendait aucune réaction de la part de l'autre homme. Il ne jeta même pas un coup d'œil dans sa direction et se dirigea vers la porte de sortie. Elle se ferma dans un claquement.
*
Il titubait en montant les étages de son immeuble. Carter devait à présent s'appuyer contre les murs de la cage d'escalier. Ses avant-bras étaient couverts d'entailles. C'était devenu sa manière d'évacuer. Il poussa la porte de service qui donnait accès au toit de l'immeuble. Le vent du soir venait caresser les cheveux de l'homme. Il avait une vue imprenable sur la ville qui était parfaitement éclairée. Sa vision était trouble mais il arrivait à distinguer la circulation qui diminuait. Il était 00h30 lorsque Carter s'assit sur le rebord du bâtiment. Ses pieds se balançaient à présent dans le vide. Il se trouvait à une cinquantaine de mètres au-dessus du sol. Une chute lui serait fatale. Il posa son téléphone à côté de lui et but une gorgée de bourbon. Le ciel était d'un noir de jais, comme à son habitude. Carter espérait chaque jour entrevoir un rayon de soleil, mais cela n'arrivait jamais. Les habitants était plongés dans une obscurité continue. Il resta là, à contempler la vie des passants, sans se soucier de ce qu'allait devenir la sienne. Soudain, son téléphone sonna. Il afficha le nom de Ian. Carter n'était pas décidé à répondre ce soir-là. Il voulait passer une nuit tranquille, loin de tout. Il reçut un message vocal et l'écouta.
- Salut Kurt, c'est Ian. J'espère que tu vas bien. Je voulais te souhaiter un joyeux anniversaire. J'ai enfin réussi à trouver un créneau dans mon emploi du temps. Je ne pensais pas qu'accepter le poste de chef du gouvernement me prendrait autant de temps et d'énergie. La reconstruction des locaux est enfin terminée. L'explosion avait tout détruit. Tout ça a eu du bon au final. Terminée cette histoire de puce. Bref, là n'est pas le sujet. Je nous ai réservé une table au Copine. Tu sais, le resto français où on allait tout le temps. J'aimerais qu'on parle de nous. Notre famille me manque et je sais que tout n'est pas terminé. Effacer toute notre histoire est impossible, tu le sais. Faisons ça pour Connor. Laisse-moi une chance et accorde-moi un peu de ton temps. Je prendrais ce que tu me donnes et je reconstruirais notre amour. C'est promis. Tu comptes beaucoup pour moi et j'ai besoin de toi à mes côtés. Rappelle-moi dès que tu auras pris ta décision pour le dîner. Tu me manques.
Lorsque le message se termina, le visage de Carter était terne. Son regard était fixé vers le ciel. Les paroles de Ian semblaient l'avoir laissé indifférent. Il posa ses yeux sur l'étoile qui brillait le plus puis commença à parler.
- Je sais que de là où vous êtes, vous veillez sur moi. J'ai eu 48 ans aujourd'hui et je vous rejoindrait bientôt. Vous faîtes partie des hommes que j'ai aimé dans ma vie et j'espère que vous vous entendez bien. Vous avez pratiquement le même âge d'ailleurs. Je compte sur vous pour prendre soin l'un de l'autre. Connor, saches que je suis fier de toi mon fils. Tu es fort et je suis heureux d'être ton père. Paco, même si nous ne nous sommes pas connus très longtemps, tu as énormément compté pour moi. Je t'aime profondément.
Des larmes envahissaient les yeux de Carter. Elles ne coulaient pas mais étaient bien présentes. Il empoigna la bouteille et but une dernière gorgée avant de la reposer. Il regarda le ciel à nouveau avant de partir de Seattle pour un endroit où il pourrait enfin se reposer comme il le méritait.
- J'aurais aimé être seul avec toi, termina-t-il.
Il s'approcha du bord, pour regarder sa ville, celle où il avait passé l'entièreté de sa vie. Il ferma les yeux et inspira une grande bouffé d'air pollué par les usines. Les larmes que gardaient ses yeux finirent enfin par s'échapper. Le toit se dérobait sous lui et finit par disparaître entièrement. La lumière aveuglante le poussa à fermer les yeux. Un fin sourire l'accompagna pour son voyage vers l'inconnu. La ville qu'il connaissait vivait désormais sans lui.
Ce jour-là, la douleur finit enfin par s'estomper.

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Seul avec toi
Ciencia FicciónDans un futur proche, un homme se réveille, la mémoire effacée. Un analyseur mémoriel tentera de l'aider afin de découvrir son identité. Au cours de leurs recherches, il découvriront des secrets qui les dépassent. Parviendront-ils à gérer cela ? Au...