Se relever

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         Pierre s'arrêta devant son miroir et se dévisagea. Il faisait peine à voir mais constata avec un faible sourire qu'il était quand même bien plus présentable que les jours précédents. Il s'était habillé proprement, se souvenant des conseils qu'il lui avait donné, et ce qu'il aimait voir sur lui. Il n'avait pas attaché ses cheveux et ceux-ci lui retombaient nonchalamment sur les épaules. Pierre avait considéré que des cheveux détachés permettaient de mieux cacher son visage s'il en avait besoin. Et il était persuadé qu'il en aurait besoin. Parce qu'il allait revoir du monde. Ce qui n'était pas arrivé depuis... Pierre arrêta ses pensées rapidement, il ne voulait pas y songer, pas maintenant. Son cœur était déjà assez serré comme ça, et le peu de force qu'il avait rassemblé en lui risquait de s'échapper. 

         Il enfila ses chaussures, ses mains tremblaient en faisant ses lacets. Il voulut se redresser et se diriger vers la porte de son appartement mais une force invisible le cloua sur place. Il s'assit à même le sol, dépité. Il avait l'impression que depuis il ne savait même plus marcher, il ne savait plus vivre, vivre sans lui. Ses mains s'approchèrent de son visage comme pour le frotter énergiquement mais Pierre arrêta son geste avant, se rappelant le temps qu'il avait mis dans la salle de bain avec fond de teint et anticernes, il ne voulait pas ruiner ses efforts de paraître tout sauf un zombie. Il releva la tête pour se regarder de nouveau, et admira son œuvre, il avait le teint bien moins blafard que lorsqu'il s'était réveillé, ou plutôt levé de son lit, ça faisait bien longtemps qu'il n'avait plus vraiment dormi. Au moins, se dit Pierre, il avait fait des progrès de maquillage. Ça eut le mérite de lui faire esquisser un faible sourire mais même cela, même le maquillage lui faisait penser à lui. À la vidéo qu'ils avaient tourné quelques années auparavant, une FAQ maquillage où le résultat avait été quelque peu discutable. Sa gorge se serra, et ses yeux se mouillèrent, encore. Comme s'il n'avait pas déjà assez pleuré. Il se demanda par la même occasion s'il était vraiment possible de vider toutes les larmes de son corps, sûrement que non ou il l'aurait déjà fait depuis. 

         Il voulut se motiver à se relever à voix haute mais ses mots moururent dans sa gorge étranglée. Ses mains tremblaient encore. Il fixa ses yeux dans son reflet, il se trouvait pathétique, incapable ne serait-ce que d'aller jusqu'à la porte et de l'ouvrir. Il s'en voulait, se faisait honte. Ce n'est sûrement pas l'image qu'il donnait aujourd'hui que lui aurait apprécié. Il voulait réussir à se relever, il savait qu'il fallait réapprendre à vivre, que le temps aiderait, tout le monde lui avait répété. Mais c'était dur, très dur, trop dur. À chaque instant, à chaque seconde il pensait à lui, comment se pourrait-il autrement ? C'était lui qui autrefois le remplissait de bonheur, le faisait rire, c'était avec lui qu'il travaillait, qu'il partageait ses locaux, son studio, son équipe, ses projets, et ce depuis des années. Ils étaient installés dans leur routine, et elle était brisée à tout jamais. C'était avec lui qu'il vivait ses meilleurs échanges de blagues, ses meilleures battles de jeux de mots. C'est en lui qu'il trouvait l'essence de travailler, de trouver de nouvelles idées, c'était son épaule. Mais pas que professionnellement. C'était lui son meilleur collègue, et son meilleur ami. C'était avec lui qu'il passait ses meilleurs moments, c'était lui qu'il avait envie de voir le soir pour boire un verre au bar. Et c'était lui que Pierre aimait, profondément, de tout son cœur, comme jamais il n'avait aimé quelqu'un, et ça, c'est le pire. 

          Parce qu'il l'aimait depuis longtemps, et personne dans le monde aujourd'hui ne se détestait plus que Pierre, Pierre qui s'en voulait tellement de ne pas avoir fait le premier pas plus tôt, quand il était encore temps. Cela aurait pu rester un amour jamais déclaré. Ça aurait été très dur, mais il y avait pire. Parce que dans les derniers jours, ils s'étaient plus que rapprochés, dépassant le seuil de l'amitié, ils avaient ensembles sous entendus qu'ils voulaient faire évoluer leur relation amicale en quelque chose de plus concret et fort, et il avait même invité Pierre à un rencard pour en discuter vraiment. Pierre se souvenait très bien de ce jour, où il lui avait proposé ce rendez-vous sans que ses intentions soient implicites, il avait même rajouté que si Pierre était sage il pourrait le raccompagner jusque chez lui, et y rester. Pierre avait été heureux ce jour là, comme jamais il ne l'avait été. Il aimerait tellement revivre ce sentiment, et changer la suite des événements. Parce que le temps leur faisant défaut, le rencard a tardé. Et il y eu ce jour maudit qui annonça que jamais ce rencard ne pourrait avoir lieu, que jamais leur relation n'évoluerait, que plus jamais leur relation ne pourrait exister, il n'y a plus de relation sans les deux personnes, il n'y a plus de duo sans l'autre. 

         Et Pierre était tombé de très haut, en chute libre, d'un coup. Et il ne remontait pas, c'était impossible pour lui d'admettre cette réalité où il n'était plus là, cette vie où il ne sera jamais plus à ses côtés. Il avait eu cette véritable impression qu'on lui avait arraché une partie de son corps, mais pas un doigt dont il aurait pu se passer, non, c'était plus un organe vital, son cœur sans aucun doute, quoique certains jours il avait l'impression d'avoir également perdu ses poumons. Qu'est-ce qu'il aimerait remonter le temps, changer le cours des choses. Mais c'était impossible, aussi difficile que réel. Il fallait faire le deuil, ce mot maudit, lui il le voulait pas le faire, parce qu'il ne pouvait pas. Pourquoi c'était tombé sur lui ? Du jour au lendemain, un homme comme lui ne méritait rien de tel. Comme si ça ne suffisait pas, Pierre avait aussi appris qu'il avait souffert, ce n'était pas "sur le coup, pas de souffrances" oh non, il n'y avait pas eu d'espoir mais il avait souffert, il avait mis quelques minutes à disparaître définitivement. Pierre ne pouvait ni prononcer ni même penser à ce verbe maudit. Disparaître c'est mieux, car rien n'empêcher de réapparaître. Et Pierre ne supportait pas non plus de savoir que ses derniers instants n'avait été que souffrance, désespoir sûrement, et solitude. Continuer à vivre dans ce monde en sachant tout cela, ça faisait mal, trop mal. 

         Mais au fond de lui Pierre savait qu'il n'aurait pas voulu cela, qu'il n'aurait pas voulu que Pierre se détruise de la sorte. Il aurait voulu qu'il se relève, qu'il continue sa vie, qu'il continue à travailler et à divertir les gens. Pierre trouvait cela amèrement ironique, divertir les gens alors que lui-même n'arrive pas à se divertir, à se changer les idées. Mais il avait trouvé un fond de force en lui, pour le faire, pour se relever en la mémoire de son comparse comme il aimait autrefois l'appeler. Alors Pierre garda ses yeux fixés dans ceux de son reflet en se relevant. Il attrapa dans sa main droite un collier, dont le pendentif était un petit cactus, et le serra fort. Il ferma les yeux quelques instants. Il le ferait, pour lui. Puis il glissa le collier sous son t-shirt, contre son cœur. Enfin il se détourna de son miroir, attrapa son sac et décida de limiter ses pensées, se mettre en automatique, retrouver ses anciennes habitudes. Chaque mouvement le perturbait, tant de choses oubliées, mises de côté, il descendait ses marchés avec lenteur, il prit sa voiture qui abritait plusieurs araignées, et démarra enfin. Sur le trajet, il conduisit en automatisme, et ça lui redonna un peu de confiance. Il se motiva mentalement, et se parla même à voix haute, ou plutôt il lui parla à voix haute, à son passager invisible, parce que ça l'aidait. Il se gara, et c'est devant la porte de Maison Grise qu'il se stoppa de nouveau. Il entendait des éclats de voix de l'intérieur, et son cœur se serra de plus belle en réalisant une nouvelle fois que plus jamais il n'entendra son rire si caractéristique. S'il croyait encore en une chose dans la vie, c'était bien que le rire guérissait, parce que c'est celui de son ami qui l'avait sauvé quand il n'allait pas bien à l'époque, alors il allait ouvrir cette porte, et reprendre sa vie doucement, à son rythme, pour continuer à divertir, et à faire rire, jusqu'à ce qu'il le rejoigne, en son souvenir, et peut-être qu'alors il réussirait à aller mieux, sans jamais l'oublier lui.

RECUEIL OS VERRECROCE  - Hors vidéosOù les histoires vivent. Découvrez maintenant