8. La destination

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J'avais enfin fait un pas dans le tunnel. Je ne voyais pas encore la lumière, mais je savais qu'elle était dans la direction que je prenais. Quitter la France.

Émilie allait me manquer. Je n'arriverais jamais à rembourser l'énorme dette que j'avais envers elle. Mais il fallait que je parte.

— Quelle dette ? récusa-t-elle la bouche pleine.

Certaines choses ne changeaient jamais. Comme la silhouette longiligne de ma meilleure amie et son appétit d'ogre sans conséquence. Pour ma part, mon physique n'était pas sorti indemne de mes tribulations. Ma peau chocolatée n'était plus immaculée. Des boutons sous-cutanés avaient revendiqué mon grand front. Mes boucles s'étaient faites ternes et cassantes. Puis désormais, je flottais dans tous mes vêtements.

De toute façon, je n'avais plus le courage de porter des habits près du corps. J'avais le sentiment de mériter les pires sévices au monde si j'essayais d'être sexy. La petite voix dans ma tête n'arrêtait pas de me traiter d'allumeuse. Celle de Vivienne, ma psy objectait que ce qui était arrivé n'était pas de ma faute. Mais pour l'instant, c'était la mienne qui avait un mégaphone.

Même Émilie n'était pas parvenue à le lui arracher. Et Dieu sait qu'elle avait essayé ! Comment pouvait-elle faire mine d'ignorer l'existence de ma dette ? Je ne respirais encore que grâce à elle.

Je l'avais rejointe pour sa pause-déjeuner sur la terrasse d'un petit restaurant italien tout près du bureau d'ingénieurs-conseils où elle était en stage. Les gens étaient tellement heureux de ne plus être confinés, qu'on avait dû patienter un bon moment avant de trouver une table vide. Émilie ne s'en était pas plainte, car elle avait passé la matinée à rêver de leur salade de pâtes, qu'elle engloutissait en gémissant de plaisir.

Sa queue de cheval basse dégageait son visage anguleux aux joues plus roses que jamais. Comme elle ne crevait plus de faim, elle remontait de temps à autre les manches du blazer qui accompagnait son tee-shirt blanc et son pantalon cigarette, en me relatant avec passion certains détails de son projet en cours. J'étais tellement heureuse de la voir vivre son rêve... mais tellement triste de réaliser aussi tard que ce n'était pas le mien.

J'avais laissé une gamine avec une vision erronée du succès décider pour mon avenir. J'avais fait ces études pour devenir un membre select de la société dont mes proches pourraient se vanter. Alors qu'au fond, je n'avais aucune envie de travailler. Pourtant j'avais été à deux doigts d'entamer Médecine. Je n'imagine même pas comment ça m'aurait rendue malheureuse. En y repensant, j'avais commencé à voir le monstre pour à peu près les mêmes raisons superficielles.

Tout ça parce qu'à mes yeux, mes rêves à moi n'étaient pas socialement prestigieux. À savoir voyager, avoir un foyer et faire des gâteaux.

— Cette tarte est horrible, grimaça Émilie avant d'enfourcher une autre part. Tu n'aurais pas dû m'habituer à tes desserts ! Ils sont inégalables. Tout en comparaison a un goût de mortier.

Un sourire nostalgique étira mes lèvres tandis que des souvenirs me happaient petit à petit dans un monde meilleur.

— Eeeh ! protesta la blonde en claquant des doigts. J'essaie d'agir comme si c'était une journée normale et que l'une des seules personnes que j'aime au monde ne partait pas demain pour toujours. Tu ne m'aides pas là !

Je pinçai les lèvres d'émotions et on se communiqua toute la tendresse dont il était possible dans un seul regard. Contrairement à mes prévisions, ce fut elle qui craqua en premier. Une larme dévala sa joue, mais elle bascula la tête en arrière avant que d'autres ne succèdent.

— Oulalala ! expulsa-t-elle d'une voix voilée. J'ignorais qu'il allait pleuvoir.

On pouffa toutes les deux, yeux embués, alors que je réalisais ma chance de l'avoir rencontrée. Sans aucun doute, je parlerais d'elle à mes enfants et petits-enfants. Cette fille m'avait offert une amitié que certains pouvaient seulement passer leur vie à rêver. Elle n'était pas sans ses petits défauts. C'était une bombe à retardement qui avait souvent du mal à capter que tout le monde n'avait pas son courage. Mais elle demeurait l'une des plus belles choses à m'être arrivée.

Elle termina sa tarte et son expresso fut le suivant avant le smoothie. Il ne fallait pas chercher à comprendre. C'était mieux comme ça.

Je la laisser procéder. Mon regard finit par se noyer dans l'ambre de mon thé glacé. Je sursautai un peu lorsque Émilie se remit à parler. L'expression pensive, elle semblait rassasiée... pour le moment.

— Tu sais, je serais à cent pour cent heureuse pour toi si j'étais certaine que tu t'épanouirais dans ton pays. Je sais que tu seras contente de revoir Ginie et ton père. Mais tu m'as toujours dit que tu ne t'es jamais sentie à ta place là-bas.

Je haussai les épaules, tassant mes doutes au plus profond de moi. Je devais partir.

— J'ai grandi. Des choses ont changé...

— Tu n'es pas obligée d'y retourner, tu sais. Je comprends ton besoin de partir. Mais je crois que t'as choisi la mauvaise destination.

Elle avait mangé ses mots et évitait quelque peu mon regard, l'air coupable. Elle avait bien raison, car j'étais furieuse. Pourquoi changer de discours la veille de mon départ ? Elle avait promis de me supporter jusqu'au bout.

— Tu te fous de moi là ?

Elle fit jouer ses ongles vernis sur la table, et expulsa ses mots avec hésitation :

— Pourquoi pas plutôt la Corée ?

Je me braquai aussitôt, regrettant de tout lui avoir révélé sur Kwan. Je me maudis d'avoir avoué que j'attendais encore un signe de sa part même après tout ce temps. Elle n'arrêtait pas depuis de m'encourager à le contacter, parce que son soi-disant détecteur de bon vibe l'avait validé.

— Il ne veut pas de moi ! martelai-je, poings serrés.

Un couple se leva une table plus loin et je fus très tentée de faire pareil tandis qu'Émilie se redressait, parée pour un affrontement.

— Ça ne t'est pas passé par la tête qu'il voulait te laisser de l'espace après ce que tu as traversé ? Ça ne t'a pas traversé l'esprit qu'il attendait peut-être lui aussi un signe ? Il n'aurait pas fait ce qu'il a fait sans tenir à toi. Quelle autre façon de prouver qu'il n'attend rien de toi en échange, que de te laisser venir à lui sans te brusquer ? Quel autre moyen de te prouver qu'il n'est pas comme celui qui cherchait à te contrôler ?

On avait déjà eu cette conversation. Je n'allais pas me ridiculiser et appeler Kwan. Son silence était assez éloquent. Il avait perdu tout intérêt pour moi et je le comprenais. C'était notre dernière journée ensemble. Pourquoi Émilie me les cassait avec ça ?

— Je rentre chez moi ! Point final. Non mais t'es cinglée ! Tu veux que j'aille le retrouver en Corée ? Je ne vais pas changer de continent pour quelqu'un qui n'en a rien à faire de moi et me considère comme une traînée.

Ses traits se durcirent pendant toutes les secondes où elle me jugea. Puis, elle se leva pour retourner travailler. On passerait la nuit ensemble. Mais sans surprise, là je l'avais énervée. Elle détestait m'entendre soi-disant me rabaisser pour la seule faute d'avoir fait confiance à la mauvaise personne. Pourtant les conséquences étaient bien là. Je ne valais plus rien. Je l'avais accepté. Même si la question ironique de la blonde lors de l'une de nos disputes ne cessait de me tarauder.

Dis-moi, on est automatiquement classé dans la pire sous-catégorie de salope au moment où on prend un nude, ou au moment où quelqu'un à qui il n'était pas destiné la voie ?

— Tu n'as pas besoin de changer de continent pour lui, cracha-t-elle en attrapant son sac. Mais t'as le choix de le faire avec lui. Il est ici. Et il a suffi d'un appel. Sacrée traînée, dis donc !

Elle s'en alla sans plus d'explications. Et je fus trop sonnée pour la suivre en quête de clarifications.

Send (heart) nudesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant