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Plusieurs jours passèrent et Sarena ne se montra pas. Chaque bruissement du vent dans les branches faisait sursauter Arhen mais ses espoirs étaient à chaque fois déçus. Il avait terriblement envie d'aller voir son campement afin de chasser l'idée qui lui trottait dans la tête : la jeune femme avait eu peur de lui et avait fui.

Arhen avait passé des années entières seul, à essayer d'oublier l'existence des autres humains, et voilà qu'il était obnubilé par l'un d'eux. C'était risible. Il ne l'avait même pas vraiment vue, cette femme. Elle était restée cachée derrière ses cheveux, son corps dissimulé par sa robe. Et pourtant il ne pensait qu'à elle, imaginant leur prochaine rencontre. Il s'était même lavé, dans l'eau !, pour elle.

Il serait assis nonchalamment sur une branche à tailler des flèches quand elle arriverait, le visage dégagé et souriant, avec son baluchon. Il descendrait élégamment de son perchoir pour la débarrasser de ses effets et elle le regarderait dans les yeux en murmurant son prénom, Arhen... Elle serait venue pour s'installer avec lui, et elle le laisserait la serrer dans ses bras. Elle relèverait le visage vers lui, les yeux brillants, et il frotterait son nez contre le sien. C'était vraiment un beau rêve.

Arhen finit par se rendre à l'évidence qu'il allait lui falloir manger à un moment où à un autre, et préparer ses réserves pour l'hiver. Cela faisait plusieurs jours qu'il repoussait cette échéance, espérant l'arrivée de l'objet de ses pensées auprès de lui. Il redoutait qu'elle vienne alors qu'il était absent et reparte pour de bon, mais il allait devoir s'y résoudre. Il prépara donc son matériel pour la chasse et s'aperçut à cette occasion que son outre ne lui était pas revenue. Il allait devoir faire sans, et cela ne l'enchantait guère. Il partait pour plusieurs jours, et hésita à aller la rechercher de l'autre côté de la rivière mais ne voulut pas en priver la jeune femme. En réalité, ce qu'il ne voulait surtout pas, c'était que leur premier contact renvoie une image de lui attaché à ses affaires et ne venant que pour les récupérer. Il voulait avoir l'air généreux et accueillant, désintéressé et bienveillant. Il partit sans eau.

Il comprit que la chasse ne lui rapporterait rien d'intéressant ce jour-là quand il laissa filer une énorme dinde, grasse à souhait, qui glougloutait en sa gavant de myrtilles à moins de vingt pas de lui. Son esprit était distrait au point qu'il ne l'avait pas entendue. Le temps qu'il réalise sa présence et s'empare de son arc, le volatile l'avait enfin repéré et s'était empressé de se faufiler dans les buissons à grands renforts de glouglou apeurés.

Déçu et fâché contre lui-même, Arhen résolut de récolter des myrtilles ; sa journée ne serait pas tout à fait infructueuse. Les petites baies bleu violet avaient poussé à foison cet été-là, et il remplit sa besace au point où elle débordait presque sans avoir ne serait-ce que donné un indice de la rafle. Le contour de sa bouche était collant de toutes celles qu'il avait englouties pendant sa cueillette et le bout de ses doigts était violet. Il se dirigea vers la rivière qu'il entendait couler non loin pour se nettoyer un peu.

La rivière était basse, l'été avait été sec. D'ici une lune, peut-être deux, les grandes pluies d'automne viendrait réapprovisionner son cours. En attendant, la berge était large et boueuse. Constellée de petites empreintes de pieds. Arhen posa le sien à côté de l'une d'elle et le retira. La trace de son pied semblait si grande en comparaison de celles que Sarena avait laissées ! Son cœur se serra. Pas étonnant qu'elle ait eu peur de lui. Il était un monstre face à elle.

Les traces de pieds se dirigeaient vers l'endroit où il avait prévu de se rendre : une large pierre plate et sèche qui s'avançait dans le courant, permettant de boire à genoux sans les salir. Il prit soin de ne pas recouvrir des siennes les petites empreintes boueuses, imaginant tout en s'agenouillant qu'il était à côté d'elle. Il laissa le moment se prolonger quelques instants, les yeux dans le courant.

Un bâton passa, emmené par le flot. Arhen le suivit machinalement des yeux vers l'aval. Le bâton tanguait sur les vagues du courant. Il heurta une pierre qui affleurait à la surface, manqua de s'arrêter, bloqué par un amas d'algues, puis disparut de sa vue au détour du méandre, près de l'orée du sentier qui menait, sur l'autre rive, au refuge de Sarena.

Comme s'il l'avait invoquée en pensant à elle, elle se matérialisa sur le chemin telle une apparition dans le soleil éclatant. Il en resta bouche bée.

Contrairement à ses précédentes rencontres avec elle, elle se tenait droite, les épaules relâchées. Elle marchait tranquillement, mais son regard restait fixé devant elle, scannant l'autre rive. Elle devait s'assurer qu'Arhen n'était pas dans les parages. Celui-ci resta figé sur sa pierre, remerciant les roseaux qui le masquaient à la vue de la jeune femme tandis qu'il voyait à travers.

Rassurée, Sarena s'avança et trempa ses pieds dans le cours d'eau. Arhen savait que l'eau était plus que fraîche, mais cela ne sembla pas la décourager.

Elle attrapa le bas de sa tunique et passa celle-ci au-dessus de sa tête.

Malgré la distance qui le séparait d'elle, Arhen découvrit la délicatesse de sa silhouette nue, ses hanches arrondies et ses petits seins qui resplendissaient sous les rayons de l'astre solaire. Ils se relevèrent fièrement quand elle leva les bras pour attacher ses tresses brunes derrière sa tête avec une lanière de cuir.

Arhen n'avait jamais rien vu de si beau. Il ne pouvait détacher son regard de la jeune femme, et sentait une tension délicieuse et impatiente monter en lui. Il convoitait cette femme comme il n'avait jamais rien convoité de sa vie. Il voulait la toucher. Il voulait la voir manger, chasser, dormir. Il voulait découvrir son sourire et savoir si sa peau était aussi douce qu'elle en avait l'air. Elle resplendissait.

Sarena avança dans l'eau et s'immergea. Le moment était passé, et pourtant Arhen était toujours figé. Un maelstrom d'émotions tournoyait sauvagement dans sa tête, mais la dominante était clairement le besoin. Il avait besoin d'elle. La face du monde avait changé et il ne comprenait pas que l'eau continue à couler, le soleil à briller, les oiseaux à chanter. Pour lui, tout était sens dessus dessous. Si la rivière s'était mise à couler d'aval en amont ou que le soleil avait disparu, cela ne l'aurait pas étonné.

Sarena jouait dans la rivière, sa tête disparaissait et reparaissait sous la surface. Elle offrait son corps à la lumière du soleil et à la fraîcheur de l'eau, laissant parfois voir un sein ou une cuisse en dehors de l'onde.

Les genoux d'Arhen le rappelèrent à la réalité. Il ne pouvait rester là éternellement, à épier sa voisine à travers les joncs, à genoux sur la pierre froide. Ses articulations l'en empêcheraient. Précautionneusement, il se releva en position accroupie, mais ce n'était qu'un pis-aller ; il tiendrait encore moins longtemps dans cette position.

Quelques instants plus tard, il était courbé dans les buissons, tentant de s'approcher autant que possible de la baigneuse sans se faire remarquer. Enfin, l'affût idéal se présenta à lui sous la forme d'un banc d'herbe entouré de myrtilles. Satisfait, il s'allongea à plat ventre et, le visage dans les mains, se replongea dans la contemplation de la belle qui s'était attelée à laver sa chevelure.

Il percevait, par-dessus le clapotis de l'eau, la voix de Sarena qui chantonnait à part soi. Il ferma les yeux un instant, savourant la chaleur du soleil dans son dos et le goût des myrtilles dans sa bouche.

« Glouglou ? »

Arhen sursauta. Surgie de nulle part, la dinde qu'il avait manquée plus tôt dans la journée avait la tête plongée dans sa besace, et se gobergeait de sa récolte.

« Eh là, sale bête !, s'écria-t-il avec colère. Ouste ! Dégage ! »

Il se releva d'un bond pour saisir son arc tandis que la bête s'enfuyait aussi vite que sa corpulence le lui permettait. Il banda l'arc et l'atteignit en pleine tête. Dans un dernier glouglou, la dinde s'effondra sur les myrtilles et rendit son dernier soupir.

« Ça t'apprendra ! »

Arhen fit les quelques pas qui le séparaient de sa victime, s'en empara et se souvint qu'il était incognito.

Au vu des yeux ronds de Sarena debout dans la rivière, il ne l'était plus.

"Euh... salut?"

ImbattableOù les histoires vivent. Découvrez maintenant