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Arhen venait d'apparaître des buissons, sur l'autre rive. Il avait abattu sous ses yeux, d'un trait remarquablement précis, une énorme dinde, qu'il tenait à présent par les pattes, immobile. Ses yeux étaient plongés dans les siens.

« Euh, salut ? »

Il avait l'air d'un garnement pris sur le fait. Le rouge lui monta aux joues tandis que ses yeux balayèrent brièvement le corps de la jeune femme et Sarena se souvint soudain qu'elle était nue. Sentant à son tour ses joues devenir brûlantes, elle s'empressa de s'accroupir dans l'eau. L'avait-il épiée ?

« Euh, désolé de t'interrompre. Je chassais par ici et... »

Il redressa le menton mais sa voix tremblait légèrement. Il lui adressa un sourire contraint. Sarena ne le lui rendit pas.

« Je vais y aller. Désolé de t'avoir dérangée. »

Il se baissa pour ramasser quelque chose – un sac – au sol et fit mine de s'éloigner. La tête de la dinde, percée d'une flèche, se balançait à chacun de ses pas. Il était bon chasseur.

Ces derniers jours, après leur altercation, Sarena avait beaucoup tergiversé. Elle hésitait entre fuir encore plus loin, maintenir le statu quo ou aller rencontrer le jeune homme et lui proposer une alliance.

Elle avait assez vite repoussé la première option, mais les deux dernières avaient représenté un dilemme sans solution. Arhen semblait amical. Il ne l'avait pas attaquée et s'était tenu loin de son territoire. Il avait même remis en état son campement. Mais l'absence d'interaction depuis ne représentait-elle pas un désintérêt complet ? Considérait-il qu'il n'avait aucun intérêt à s'encombrer d'une femelle incapable et était-ce pourquoi il n'avait pas refait de geste envers elle ?

Le voir là, juste à l'endroit où elle se baignait, mettait les choses dans une nouvelle perspective. Etant donné l'emplacement duquel il avait jailli, il aurait très bien pu être en train de la regarder, caché dans la végétation. Son rougissement lorsqu'il s'était découvert et son empressement à s'en aller pouvaient trahir un embarras lié à la timidité...

Sarena avait eu un amoureux dans sa première vie. Elle se rappelait sa gêne face à elle, ses bredouillis hésitants. Il ne l'intéressait pas mais elle s'était amusée à le faire tourner en rond quelques semaines. Arhen laissait transparaître le même air de manque de confiance.

Il avait presque disparu dans le bois quand elle se décida à le rappeler. Elle avait besoin d'un allié, et il semblait digne de confiance.

- Attends !

Il se retourna. Tout en réfléchissant, elle était sortie de l'eau et s'était enroulée, frissonnante, dans sa tunique.

- Serais-tu d'accord de partager ?

- Partager ?

- Ta proie.

- Oh, oui, bien sûr.

Il revint sur ses pas jusqu'au bord de la rivière, et Sarena put arrêter de crier pour se faire entendre par-dessus le bruissement de l'eau.

- Veux-tu que je coupe la moitié pour que tu puisses l'emmener chez toi ?

Sarena se risqua à sourire. Il bafouillait légèrement. Elle l'impressionnait. Elle décida d'en jouer un peu ; elle en avait assez d'être la proie.

- Je pensais plutôt (elle enroula une mèche de cheveux autour de son doigt en le regardant par en-dessous)... qu'on pourrait la manger ensemble. Qu'en penses-tu ? Je pourrais te rejoindre à ton camp ce soir.

- Oh, avec plaisir !

- Très bien, à ce soir alors !

Et sans un regard en arrière, Sarena emprunta le sentier qui la ramènerait chez elle.

Elle savait que le jeune homme la suivrait des yeux et espérait qu'il n'avait pu saisir à quel point son cœur battait fort. Elle avait joué les femmes fortes mais au creux de sa poitrine, l'angoisse lui envoyait des décharges d'adrénaline. Elle souffla un grand coup pour se libérer de cette pression et se sentit un peu mieux.

La perspective de le retrouver dans son camp lui faisait peur, elle n'allait pas se le cacher. Elle serait tout à fait à sa merci. Son intégrité reposait donc sur un coup de poker. Elle jouait quitte ou double.

De retour à son refuge, elle prit enfin le temps de se sécher, espérant ne pas avoir attrapé froid, les pieds dans l'eau et son corps humide exposé au vent contre lequel les rayons du soleil ne pouvaient la prémunir. Elle démêla ses cheveux et affûta son couteau en prévision de la soirée.

Le reste de l'après-midi passa à une lenteur désespérante. Elle tenta de s'occuper en mettant un peu d'ordre, balaya les feuilles mortes qui commençaient à se déposer, ramassa de l'herbe fraiche pour renflouer sa couchette, et pourtant le soleil ne se décidait pas à descendre dans le ciel.

Enfin, à court de choses à faire, elle décida de fermer les yeux quelques instants sur sa couchette. Quand elle s'éveilla, il était l'heure de partir.

Par souci de sécurité, Sarena se vêtit de sa tunique la plus informe et empoigna son couteau avant de se mettre en route. Prête ou pas, elle partait.

L'angoisse lui nouait l'estomac quand elle atteignit les quartiers d'Arhen. Le jeune homme était accroupi devant le foyer, occupé à démarrer un feu, et ne l'entendit pas arriver. La dinde était déjà embrochée, prête à être cuite sur les braises lorsqu'elles auraient pris. Elle en aurait eu l'eau à la bouche si celle-ci n'était pas aussi sèche.

Arhen avait mis de l'ordre par rapport à sa dernière visite. Il semblait même avoir prévu pour son invitée une peau sur laquelle s'asseoir au coin du feu. Une telle attention la toucha et la rassura un peu. Elle se décida à signaler sa présence d'une toux discrète.

Le jeune homme sauta sur ses pieds.

- Salut ! Bienvenue chez moi !

- Salut.

- Le feu va mettre un peu de temps à démarrer. Veux-tu t'asseoir ?

- Oui, merci.

Sarena s'assit gracieusement au milieu de la peau, ne laissant aucune équivoque sur la proximité qu'elle permettrait à son hôte. Sans façons, celui-ci se laissa tomber à côté d'elle.

- Je suis désolé pour tout à l'heure. Je n'avais pas l'intention de...

- De te montrer ?

Dans la lumière déclinante, Sarena perçut le retour de la rougeur sur le visage d'Arhen.

- Je suis désolé, marmonna-t-il. Je n'aurais pas dû me cacher dans un premier temps. Excuse-moi.

- Ne t'en fais pas. Ce repas sera la réparation.

- Pour en partager d'autres avec toi, devrai-je donc encore commettre des impairs ? interrogea le jeune homme, et Sarena perçut un sourire dans sa voix. Elle fit mine de réfléchir.

- Je pourrais accepter de manger avec toi plus souvent si tu acceptes de devenir mon partenaire. C'est stupide de nous éviter l'un l'autre, l'hiver approche. Nous serons plus forts à deux, non ?

- Quand tu dis partenaire, tu penses à...

- Associés. Nous mettons en commun nos ressources pour nous simplifier la vie.

Arhen décroisa et recroisa ses jambes. Il avait probablement espéré plus.

- D'accord. Cela me convient. Mettrons-nous aussi notre campement en commun ?

Sarena n'avait pas pensé à ça, pourtant cela faisait sens. Il n'y avait aucun intérêt à mettre en commun leurs biens s'ils passaient leur temps à voyager d'une base à l'autre. De plus, Arhen était bien mieux installé qu'elle. Le terrain qu'il occupait était sec quand le sien était parfois fangeux, il avait un séchoir à fruits et un séchoir à peaux dignes de ce nom, une hutte, un foyer entouré de pierres. Elle aurait tout bénéfice à s'installer avec lui. Elle ne voyait pas bien les intérêts qu'il aurait dans le partenariat qu'elle lui proposait mais il semblait l'accepter avec plaisir. Espérant ne pas prendre la mauvaise décision, elle leva la main.

- Soit. Campement, ressources, repas. Tout en commun.

Ils frappèrent leurs paumes l'une contre l'autre. Le pacte était scellé.

ImbattableOù les histoires vivent. Découvrez maintenant