Chapitre 22

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Mon alarme sonne à six heures. Cela me laisse une heure pour me préparer avant de rejoindre Ava au port où l'on m'a déposée quand je suis arrivée ici. Je ne peux pas dire que je suis enthousiaste à l'idée de partir, mais je suis surexcitée à l'idée de revoir Liam. Je n'ai pas beaucoup dormi cette nuit, car j'ai beaucoup repensé au plan que les garçons m'ont aidé à mettre en place pour secourir mon ami. Tout me paraît faisable. Je n'ai plus qu'à espérer qu'il fonctionne. Si ce n'est pas le cas, je n'ai aucune idée de ce que je ferai.
Je me prépare en moins de temps qu'il ne faut pour le dire, et je quitte les lieux à six heures vingt-trois. En passant devant les chambres de Tess et de Victoria, j'hésite pendant une seconde à entrer et leur dire au revoir une dernière fois, juste au cas où je ne reviendrais pas. Puis je me ravise. Je leur ai déjà dit au revoir, et je vais faire tout mon possible pour revenir.
Il n'y a pas beaucoup de tramways qui passent si tôt le matin. La ville a l'air endormie : il n'y a pas un bruit, et très peu de gens sont dehors. Je pensais qu'il y aurait du monde qui travaillait tôt le matin, mais on ne dirait pas. Cette île est si similaire à là où j'ai habité toute ma vie, mais à la fois si différente...
En entrant dans le tramway, je me rappelle que le trajet dure une quinzaine de minutes. Je regarde par la fenêtre, profitant du paysage. Je n'en loupe pas une miette, faisant comme si c'était la dernière fois que je me trouvais dans ce lieu sublime.
Comme convenu, Ava m'attend au port. Je la retrouve devant un bateau assez similaire à celui que j'ai pris pour venir jusqu'ici.
— Anna ? demande-t-elle tandis que je m'approche du bateau.
— C'est moi, je réponds.
Ava a l'air beaucoup plus jeune que ce que je m'étais imaginée. Elle doit avoir l'âge de Tess, si ce n'est un peu plus. Je m'attendais à voir une femme dans la trentaine. Je suis surprise que quelqu'un de si jeune fasse quelque chose de si dangereux. Elle me fait signe de la suivre, et nous montons toutes deux dans son bateau.
— Je ne sais pas si John t'en a parlé, mais le trajet durera trois jours. Je t'ai trouvé une petite chambre à l'autre bout du bateau où tu devrais être tranquille.
— Oui, j'ai déjà fait un trajet avec une dénommée Naomi.
— Ah oui ? D'ailleurs, pourquoi refaire le trajet inverse ? demande Ava, visiblement curieuse.
— Pour venir en aide à un ami, je réponds.
Ava paraît stupéfaite et me demande un peu plus de détails. Je promets de lui raconter pendant le trajet : j'espère ainsi faire passer les trois jours un peu plus vite.
— Si jamais la police décide de fouiller le bateau, je passerai un appel vers le téléphone de ta chambre. Tu devras te cacher sous le sol. Pour y accéder, il y a une trappe en dessous du tapis. Tu ne peux pas la manquer.
Je note mentalement tout ce dont elle me parle, afin de m'en souvenir ultérieurement. Elle m'emmène jusqu'à ma chambre, et me montre la trappe dont elle m'a parlé. Puis, elle me demande si j'ai les quatre mille euros pour payer le trajet. J'ouvre mon sac à dos, et lui donne une enveloppe contenant la somme convenue. Elle ne l'ouvre même pas. Juste avant de me laisser, elle me dit que les repas se feront vers le centre du bateau et que je n'aurais qu'à la rejoindre là-bas.
Pendant trois jours, je vis plus ou moins la même journée. J'alterne entre manger avec Ava, discuter, et m'allonger sur le lit dans ma chambre, pensive. Quand nous arrivons enfin sur terre, c'est un soulagement. Mais je n'ai pas de quoi me plaindre, car ça n'était rien comparé à mon premier trajet. Je ne veux même pas penser au fait qu'il m'en reste un troisième à faire...
En arrivant, j'arrive à négocier un deuxième trajet avec Ava, cette fois-ci en voiture. Pour dix euros de plus, elle accepte de m'emmener au « 56 rue des Lilas ». Bien qu'il ne soit que seize heures, je trouve Mélanie devant le comptoir, dans le bar souterrain. C'est encore plus facile que ce que j'avais espéré.
— Tu te souviens de moi ? je lui lance, en m'asseyant sur le tabouret à côté d'elle.
— Anna ! Tu es revenue pour secourir ton ami ? demande-t-elle.
Je réponds par l'affirmative.
— Comme je t'avais dit, si tu as besoin d'un coup de main, je me ferais un plaisir de t'aider !
— Justement, j'espérais que tu dirais ça, je réponds. Je sais comment entrer au FBI, mais j'aurais besoin de ton aide pour le sortir de là.
— D'accord. C'est quoi le plan ?
— Je compte pirater le FBI pour savoir où Liam se trouve, et nous créer une carte d'accès chacune pour pouvoir entrer. Il faudrait aussi qu'on trouve des uniformes afin d'entrer sans se faire repérer.
— C'est comme si c'était fait ! annonce Mélanie. Je m'en occupe ce soir, on les aura demain. Quand est-ce que l'opération aura lieu ?
Je me demande tout à coup si une journée de préparation suffira, et si Mélanie ne va pas me dire que j'exagère en choisissant un délai si court. Je tente tout de même.
— Dans vingt-quatre heures ? je dis, hésitante.
Mélanie hoche la tête. Je me demande à quoi elle pense, et j'attends impatiemment qu'elle dise quelque chose.
— C'est un peu court, mais je pense que c'est faisable. Tu auras assez de temps pour accéder aux données du FBI ?
— Je l'espère.
— Si jamais tu te rends compte que tu as besoin de plus de temps, on n'aura qu'à décaler la mission d'une journée, me rassure-t-elle. D'ailleurs, tu pourrais rester chez moi cette nuit. Comme ça on pourra en parler plus en détail et on n'aura pas à se retrouver demain.
— C'est gentil, mais je pensais plutôt me rendre chez ma mère. J'ai besoin de lui parler. Est-ce que tu as une voiture ?
— Oui, pourquoi ? me demande-t-elle, surprise.
— Est-ce que ça t'embêterait de me rejoindre là-bas demain vers seize heures ?
Mélanie écarquille les yeux. Je me demande ce qui lui passe par la tête.
— Comment tu comptes aller chez ta mère ce soir ? demande-t-elle.
— Je vais marcher, je réponds le plus naturellement possible.
— Non, je t'emmène.
Je m'apprête à riposter, mais elle ne m'en laisse pas le temps.
— Cela va me permettre de voir où ta mère habite, pour y aller plus facilement demain, ajoute-t-elle en guise d'excuse.
Je décide de laisser couler. Je dois avouer que cela m'arrange bien de ne pas marcher pendant des heures ce soir pour rentrer chez moi. Et puis Mélanie a raison : elle trouvera plus facilement la maison demain si elle y est déjà allée. Nous discutons un peu plus en détail du plan tandis que nous allons jusqu'à sa voiture.
Pendant le trajet, je lui indique les rues à prendre. Durant un bref instant, j'ai peur de nous avoir perdues. Heureusement, nous finissons par arriver chez ma mère sans avoir perdu trop de temps. Mélanie me dépose juste devant la porte, et me souhaite bonne chance tandis que je sors de la voiture. Je la regarde s'éloigner, et je commence à paniquer : je n'ai aucune idée de ce que je vais dire à ma mère. J'ai peur de sa réaction. Je reste quelques minutes dehors, à réciter dans ma tête quelques phrases du style « Coucou maman, je suis vivante ! », mais c'est vraiment nul. Au bout d'un moment, je me dis qu'il est temps que je me lance. Je n'ai aucune idée de ce que je vais dire, mais ce n'est pas grave. Je m'élance vers la porte, anxieuse, et je frappe trois coups. Personne n'ouvre et je n'entends rien dans la maison. Mince, pourtant sa voiture est là, je ne vois pas où elle pourrait être. Je frappe une deuxième fois, et la porte s'ouvre d'un coup avant que j'aie eu le temps de finir de frapper. Une femme d'une maigreur presque alarmante apparaît sur le pas de la porte. Je mets quelques secondes à réaliser qu'il s'agit de ma mère. Elle a l'air si fatiguée, et ses yeux regardent dans le vide. Je ne l'avais jamais vue comme ça.
— C'est pour quoi ? dit-elle d'une voix monotone.
Je ne m'attendais certainement pas à ça quand je m'imaginais la retrouver. Elle n'a pas encore remarqué que c'était moi : ses yeux sont rivés sur le sol.
— C'est moi maman, je réponds, soucieuse.
Ses yeux se lèvent vers moi, et s'écarquillent subitement. Avant que je n'aie le temps de dire quoi que ce soit d'autre, je suis dans ses bras. Elle me serre à m'en étouffer, et me donne envie de fondre en larmes. Puis je réalise que je ne peux pas rester sur le pas de la porte.
— Maman, il faut qu'on rentre, je dis.
Elle ne semble pas vouloir me lâcher, alors je me dégage de son étreinte et entre dans la maison. Ma mère semble alors retrouver les mots.
— Je croyais que tu étais morte, dit-elle en sanglotant.
Je m'apprête à lui dire que je sais, mais en entendant sa phrase je m'arrête net. Je me demande ce qu'ils ont pu lui raconter pour justifier mon absence, et le fait que je sois partie sans lui dire au revoir.
— Qu'est-ce qu'ils t'ont raconté ? je demande avec impatience.
— Ils m'ont dit que le matin où les infirmières sont venues te chercher, tu as refusé l'opération. Et qu'ensuite, elles t'ont poursuivi car elles pensaient que tu t'enfuyais. Elles ont dit avoir réussi à t'emmener dans le véhicule, mais que tu avais un pistolet à la main. Tu aurais blessé une infirmière, et vu ta dangerosité, elles ont été obligées de te...
Ma mère recommence à pleurer de plus belle, ne pouvant pas se résoudre à finir la phrase qu'elle avait commencé.
— Elles ont menti, je la rassure.
Je console ma mère jusqu'à ce qu'elle se reprenne et arrête de pleurer. Cela prend une petite heure, mais cela en vaut la peine. Quand elle se sent mieux, elle me demande ce qu'il s'est réellement passé.
— Le matin de la Procédure, j'ai refusé d'aller avec les infirmières. Je m'apprêtais à rentrer dans la maison que l'une d'elle m'a attrapée par le bras. Je ne savais pas quoi faire, alors j'ai commencé à courir. Elles sont toutes venues à ma poursuite, et m'ont dit qu'il n'y aurait pas de procès. Elles m'ont emmenée de force.
— Tu étais armée ? me demande ma mère avec une petite voix.
— Non. Je n'ai pas pu me défendre. Elles m'ont emmenée et m'ont dit qu'elles allaient me garder dans leurs bâtiments pour toujours.
Ma mère paraît horrifiée. Je choisis de ne pas lui donner tous les détails – du moins pour le moment – et de passer à la suite de l'histoire.
— Quelqu'un est venu me libérer. Et il s'est fait prendre à quelques mètres de la sortie. J'ai pu partir, mais...
Ma mère me coupe en plein milieu de ma phrase.
— Il ? demande-t-elle.
— J'avais rencontré un sexe opposé quelques semaines plus tôt. Comme je disais, il est venu me secourir, et j'ai pu me rendre sur une île où tout est différent. Je cherchais de l'aide pour aller libérer le sexe opposé. Demain, j'irai le sortir de là, et je compte retourner sur l'île.
L'annonce de mon départ éclipse la nouvelle de ma rencontre illégale avec le sexe opposé.
— Tu repars déjà ? s'enquit ma mère.
— J'y suis obligée. Les agentes du Centre Opératoire me cherchent. Si elles me retrouvent, ma vie est finie.
Je me demande si elle comprend l'ampleur de mon problème. Je m'attends à ce qu'elle essaie de me convaincre de rester, mais elle hoche la tête. Je me rends ainsi compte que je pouvais lui faire confiance depuis le début.
— Tu sais, ce n'est pas parce que ce sexe opposé t'a sauvée que tu dois risquer ta vie pour la sienne, me prévient-elle.
— Je sais, mais j'en ai envie maman, je rétorque.
— Tu... l'aimes bien ?
Je me tais, ne sachant pas quoi répondre. L'amour, ce n'est pas quelque chose que l'on vit dans notre société. Seules les homosexuelles expérimentent ce sentiment, et je n'en connais pas. Je n'ai donc aucune idée de ce que je ressens ou ne ressens pas pour Liam. Ma mère soupire.
— Je t'aiderai à le sortir de là, si c'est ce que tu souhaites.
— Non ! je m'écrie un peu plus fort que ce que j'aurais voulu. Tu ne peux pas m'aider, je ne veux pas que tu mettes ta vie en danger. Et après ça, tu ne pourrais même plus rester vivre ici, j'ajoute.
— Je sais, mais j'y tiens. Et si on libère cette personne, peut-être que je pourrais venir avec toi sur cet endroit dont tu me parlais. Si tu le veux bien.
Rien ne me ferait plus plaisir. Mes yeux s'humidifient contre mon gré, et les larmes commencent à couler sur mes joues. Je fais oui de la tête, ne pouvant rien faire d'autre car je suis trop occupée à sécher mes larmes.
Quand je me suis calmée, je lui fais part de mon plan. Elle m'écoute attentivement, et quand j'ai fini elle change subitement de sujet.
— Qu'est-ce qui est différent sur l'île dont tu me parlais ?
— Ils ne vivent pas du tout de la même manière là-bas. Les hommes et les femmes sont réunis et vivent en harmonie. La Procédure n'a pas lieu, et ils n'ont pas les contraintes que nous avons. C'est l'endroit idéal pour recommencer de zéro. Et personne n'ira me chercher là-bas.
Ma mère sourit. Je ne la reconnaissais pas il y a une heure ou deux, mais maintenant elle arbore un air si joyeux que j'ai l'impression de la retrouver. Ça me met du baume au cœur.
— Tu ne devrais pas commencer à travailler pour avoir toutes les informations dont tu as besoin ? demande ma mère.
— Non, je ferai ça demain. Je voudrais profiter de la soirée avec toi, je réponds.
Plutôt que de passer une soirée devant la télé, comme nous avions l'habitude de le faire, ma mère commande une pizza et nous discutons toute la soirée. Quand nous n'avons plus grand-chose à nous raconter, je décide de demander des nouvelles d'Emilie.
— Elle est passée l'autre jour. Elle était un peu triste, mais elle s'en sortait plutôt bien je dirais. Le FBI l'a appelée. Elle m'a dit que la conversation qu'elle a eue avec une agente était bizarre. Je ne me suis pas trop posée de questions, puisque le FBI m'avait déjà appelée et qu'ils avaient clarifié toute la situation. Ils ont dit des choses si horribles, je n'aurais pas dû les croire, je suis désolée.
— Ne t'en fais pas, je la console. Tu ne pouvais pas savoir. C'est ma faute, je ne t'ai rien dit. Le matin j'ai failli te parler du fait que je comptais refuser la Procédure, mais j'ai-je n'en ai pas eu le temps. J'allais t'en parler le soir même.
— Pourquoi l'as-tu refusée ?
— Je n'ai jamais voulu de ça, je lui explique. Et puis tout à coup Katy s'est enfuie pour y échapper, et j'ai rencontré Liam, le sexe opposé. On a beaucoup parlé et je me suis rendu compte que notre gouvernement nous mentait. J'ai décidé que je ne voulais pas être à leur merci.
— Je comprends, répond-elle après un long silence. J'aurais juste aimé que tu m'en parles plus tôt.
— Je ne pouvais pas... c'est illégal.
Nous continuons à discuter jusqu'à ce que je m'aperçoive que ma mère ne tient plus debout. Je la raccompagne à sa chambre et lui souhaite bonne nuit, avant de retourner dans ma chambre. Celle-ci n'a pas changé depuis que je suis partie. J'avais peur de ne plus rien retrouver dedans. Je suis si soulagée de voir toutes mes affaires comme je les ai laissées.
Je m'assois devant mon bureau, et j'allume mon ordinateur. Puisque je ne suis pas encore trop fatiguée, j'entreprends de préparer tout ce dont j'aurai besoin pour travailler demain. Quand tout est prêt, je reste assise à admirer ma chambre. Cela fait un bien fou d'être à la maison. Pourtant, je quitterai cet endroit demain, cette fois pour de bon. Je suis si heureuse que ma mère ait décidé de m'accompagner vivre sur l'île. Cela me brisait le cœur de penser que je ne la reverrai plus jamais. Mes yeux se ferment tout doucement tandis que j'imagine notre vie là-bas. Au bout de quelques minutes, je me rends compte que je suis en train de m'endormir. Je me glisse dans mon lit et programme mon alarme pour six heures : je ne dois pas perdre de temps demain, si je veux libérer Liam au plus tôt.

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