- Pardonnez-moi pour les cadavres.

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Au cœur du Royaume de Sable, quelques années après le Grand Incendie.

Tout dévasté. Mort. Carbonisé.

Plus de végétaux, plus d'animaux.

Certes, dans le désert, il n'y avait à la base pas beaucoup d'animaux ni de plantes.

Mais il n'y avait plus un lézard, plus de sève de cactus contre les piqûres des Ailes de Sable. Et les trois quart des oasis s'étaient évaporées. Ce n'était pas le seul royaume touché : le palais du ciel n'était plus qu'un tas de cendre sur des pics rocheux noircis. Une bonne partie du Royaume de Glace avait fondu, obligeant toute la population à s'entasser dans la partie qui avait survécu. La Jungle, chez les Ailes de Pluie, avait quasiment entièrement brûlé. Les Ailes de Mer avaient été épargnés, pour la plus part, en se cachant dans le Palais des Profondeurs. Le territoire des Ailes de Boue avait aussi été ravagé, cependant. En plusieurs années, rien n'avait repoussé, comme piégé des cendres. Et où étaient les Ailes de Nuit dans cette histoire ? Nulle part, évidement ! Pour on-ne-sait-quelle-raison, leur Royaume n'avait pas cramé, lui ! De quoi les suspecter. Mais ils niaient tous, et fermement. De plus, aucune preuve concrète ne les accusait. Alors tout le monde avait beau chercher, personne ne trouvait.

Folia était une belle Aile de Sable. Élancée, assez grande, le museau fin, les grands yeux pétillants et les écailles lisses. Celles-ci avaient une teinte toute particulière. Elles évoquaient une véritable tempête de sable. Des volutes de plusieurs déclinaisons de jaunes s'entortillaient sur elle, passant du presque blanc au doré vif. Elle possédait une marque dorée sur le front : c'était une sorte de mélange entre une étoile et une flamme qui s'entrelaçaient. Elle était genderfluid mais était le plus souvent femelle, et demandait qu'on la genre au féminin. Elle était assise sur une dune et contemplait le paysage désolé du désert brûlant. Sous le soleil à son zénith, elle ne bougeait pas, telle une statue de sable. Enfin, elle cligna des yeux. Folia s'étira et secoua ses pattes meurtries par la chaleur. Elle ferma les yeux. Aussitôt, une vision apocalyptique de guerre l'assaillie. C'était alors le ying et le yang qui se battaient dans un combat sans merci pour aller envahir l'autre. L'Aile de Sable poussa un soupir. Des visions du futur l'assaillaient de plus en plus. Sans parler d'Eirin. C'était sans doute lui qui lui avait transmis cette capacité. Elle observa sa queue et plus particulièrement son dard, inoffensif. Il ne transmettait aucun venin. Elle plissa les yeux en prenant son envol. Elle tournoya dans les cieux, au milieu de la chaleur étouffante. Elle n'avait pas spécialement chaud, puisqu'elle sentait la fraîcheur que ressentait Eirin. Son âme sœur. Sa pair. Il était dans sa tête et elle était dans la sienne.

Elle battit plus fort des ailes en se dirigeant vers l'antique cité de la Nuit. En fermant les yeux, elle retourna au cœur de ce combat sanglant entre blanc et noir. Elle était une de ces tâches sombres. Folia savait qu'il s'agissait d'un certain Spectral. Un dragonnet exceptionnel et hybride. Il se battait avec aisance, tournoyait avec grâce et agilité. Mais Folia savait que son sort allait être triste. Il mènerait ses troupes au combat, affronterait sans merci l'autre camp. Le problème, c'est qu'il avait choisi sa mère et qu'il combattait son père. Il était valeureux et beau dragon. Il portait une dragonne en particulier dans son cœur qui pulsait doucement dans sa poitrine. Cette Aile de Nuit s'appelait Clairevue. Spectral avait une sœur nommée Eclipse. Il venait de forcer son père à s'éventrer grâce au pouvoir incontrôlable qu'est l'Animusie.

Les dragons refusaient de croire que l'Animusie était dangereuse, mais Folia avait la preuve que c'était faux. Mais qui aurait cru une dragonne Aile de Sable sans poison et qui prétendait avoir des visions de l'avenir ?

Folia ne pouvait rien faire, pourtant elle savait qu'un Aile de Mer nommé Albatros succomberait à la folie suite à l'utilisation abusée de son pouvoir. Seulement après un massacre royal, on comprendrait la dangerosité de cette capacité. Spectral serait guidé. Percevague, son meilleur ami, faisant parti de la famille d'Albatros et lui aussi animus, l'aiderait. Folia rouvrit les yeux. Elle ne devait pas aller trop loin dans le futur, sinon, elle risquerait de rester coincée la bas en tant que Spectral. Elle ignorait pourquoi elle voyait le futur de ce personnage là, et pas d'un autre. Elle savait que si elle voyait cela, c'est qu'elle ne pouvait pas le changer et que ça arriverait toujours. Parce que les dragons refuseraient de la croire si elle leur parlait de ses visions.

Elle se posa sur une falaise, face à la mer agitée. C'était le début du Royaume de Glace. L'océan des lucioles, comme on le surnommait, était d'un noir d'encre et particulièrement agité. Des nuages sombres obstruaient la plupart de la lumière. Folia déplia lentement ses ailes et se propulsa dans les airs. Elle se mit à planer au dessus de la mer. Elle se dirigeait vers le grand large.

Innocence était une île assez grande. Elle avait une partie forestière et une grande plage de sable, avec de nombreux cactus. Les animaux étaient nombreux et il y avait aussi des fruits. Les poissons abondaient sur les récifs de l'île. Une vrai corne d'abondance. Sauf personne ne connaissait son existence. Sauf Eirin.

Eirin était un Aile de Nuit assez grand et fort, avec des ailes larges et constellées d'étoiles argentées. Ses écailles était bien particulières : elles évoquaient une tornade : c'était un mélange de gris clair au noir total, en passant par du violet foncé qui s'enroulaient sur ses écailles dans un mélange de volutes infinies. Il possédait une marque argentée sur le front : ça ressemblait à une flamme et une étoile entrelacées.

Il ne possédait ni don de voyance, ni don de télépathie. Mais dès qu'il fermait les yeux, il voyait au travers des yeux d'une autre personne en particulier. Il possédait aussi du venin, mortel. Il avait un dard « droit », comme celui des raies, par lequel il pouvait injecter ce venin.

Quand le Grand Incendie avait débuté, Eirin vivait déjà depuis longtemps sur Innocence. Une silhouette scintillante et jaunâtre apparut, à l'horizon. L'océan des lucioles, noir, agité, reflétant les nuages d'orage du ciel, entourait Innocence. Le dragon en jaune se rapprocha. A bien y regarder, c'était une dragonne de sable très particulière. Folia se posa sur la plage, à coté d'Eirin. Ils frottèrent leur museau l'un contre l'autre et nouèrent leur queue.

- Innocence va bien, constata Folia.

Eirin hocha la tête. C'était quelqu'un de solitaire et la seule compagnie régulière de Folia lui suffisait. Loin de la guerre, du complot et de l'Incendie, il était bien. Eirin était agenre, il ne considérait pas qu'il avait de genre. Mais comme cela n'était pas très apprécié, il disait aux autres de l'appeler « il ».

Sans qu'ils ne sachent pourquoi ni comment, Eirin et Folia partageaient les sensations de l'autre. Si Eirin avait froid, Folia aussi. De plus, ils avaient leurs capacités inversées : Folia, Aile de Sable, pouvait voir l'avenir et Eirin, Aile de Nuit, avait du poison. Ils étaient ainsi depuis toujours. Ils pouvaient avoir accès aux souvenirs de l'autre et Eirin, quand il fermait les yeux, voyait au travers de ceux de Folia. Ils étaient à la fois, l'un pour l'autre, un couple, des frères et sœurs, des amis, des inconnus, des parents. Ils étaient les deux seuls à connaître Innocence.

Eirin vivait reclus depuis longtemps mais sa condition lui allait parfaitement. Depuis le Grand Incendie, c'était la guerre partout pour trouver un minuscule lézard. Sur Innocence, il y avait tout ce qu'il fallait. Folia venait régulièrement sur Innocence, pour voir Eirin.

Elle se demandait parfois si ce n'était pas quelqu'un qui avait prémédité tout ça, Eirin, elle et le Grand Incendie. Mais qui aurait pu faire ça ? Elle chassait chaque fois ces pensées. C'était impossible et inconcevable. La journée passait vite...

Folia se délecta des délices d'Innocence. C'était tellement bon d'avoir de la nourriture à profusion ! Elle plongea dans l'océan. C'était un magnifique monde de couleurs. Tellement différent du monde du dehors. Au dehors, il n'y avait que le noir du ciel et des pensées et le rouge du sang et du feu. Là il y avait aussi du jaune, du bleu, du vert, du orange, du rose et du violet, des déclinaisons de chaque couleur dans ses moindres détails. Toutes les formes et toutes les textures se réunissaient ici, mêlant magique, mystérieux, et incroyable. Folia s'étonnait toujours de cette diversité, ce pourquoi elle plongeait chaque fois qu'elle venait.

Et puis le ciel s'assombrit d'avantage. Bien que le soleil ait été caché par la mer de nuages, on devina qu'il disparaissait. Désormais, le crépuscule et l'aube étaient considérés comme prometteurs de mort et de guerre. Quiconque restait dehors à ces heures, était maudit. Cela venait du rouge et du rose qui enflammaient le ciel lors de l'arrivée et du départ de l'astre solaire. Eirin trouvait ça stupide et adorait regarder ce spectacle resplendissant.

Influencée par le monde extérieur, Folia respectait cette nouvelle tradition. Elle s'installa dans la grotte dans laquelle Eirin avait élu domicile. Elle s'endormit très rapidement, comme toujours.

« Demain, tu vas repartir. »

Le masque (LRDF)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant