Chap 4 : Rencontre haute en couleurs avec Ernesto Laideron - Ernesto #1

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Comme bon nombre de mères de familles résidentes des Sables d'Olonne, Noëlle Laideron fait ses courses au centre commercial Leclerc. Noëlle se promène dans les grandes allées crument éclairées et guette, sur les plus bas étages, les produits les moins chers. Elle cherche les promos et les produits Marque Repère, les invendus et les offres spéciales. Cette quête aux "bonnes affaires" est devenu un réflexe avec les années. Souvent, avec nostalgie, Noëlle se souvient du bon vieux temps - le temps où elle pouvait s'autoriser les pâtes Lustucru, le jambon Fleuri-Michon, les vrais Magnum aux amendes et, de temps en temps, pour se donner bonne conscience, deux-trois légumes bio.

Car en effet, se sont les dures épreuves de la vie qui ont forcé Noëlle à vivre dans de telles conditions - parmi les sous-marques. Encore jeune et influençable elle était tombée amoureuse trop tôt d'un mec plus vieux, et qui plus est d'un méchant hétéro. Le même mec qui lui avait mené la vie dure et l'avait amoureusement battue pendant deux ans et demi de vie commune, qui lui avait dit que "non mais moi tu comprends j'y arrive pas avec une capote", et qui avait mystérieusement disparu quand le pipi de Noëlle avait fait apparaître deux petites barres sur le test ClearBlue. Cet enchainement d'acharnements du mauvais sort, qui ont tous pour facteur commun ce même pauv' type toxique, lui avait valu la perte de son emploi, une inscription au RSA, une tentative de suicide, un bébé qui louche et la prise de 56 kilos. Pour conclure, Noëlle était un bel exemple de la double exploitation des femmes par le capitalisme et le patriarcat. CQFD.

Et comme la vie avait décidé de lui donner le plus beau cadeau que l'on puisse faire à une femme (c'est-à-dire, selon ces chiens d'hommes, un enfant non-désiré), elle trainait avec elle, plus ou moins partout, ce qui était à la fois son plus laid trésor et la plus jolie illustration d'un proverbe qui disait "Parfois, la vie n'est qu'une salope".

De loin, on aurait dit un enfant. De près, il était vraiment très laid.

Ernesto avait été envoyé par sa grosse mère chercher le pack d'eau le moins cher. Il (Ernesto, pas le pack d'eau) était très petit, un peu dodu, et portait les mêmes vêtements de jogging Gémo depuis des années. Tout dans son apparence rappelait celle d'un enfant : ses bras et sa tête dodelinants, ses chaussures mal lacées autour de ses tous petits pieds, la fermeture Eclair de son sweat Flash McQueen remontée juste au-dessus du nombril... Cependant, si vous vous approchiez d'un peu trop près, vous pouviez voir les signes d'une puberté ostentatoire qui n'avait rien de tardive. En effet, du haut de son mètre trente-deux, Ernesto contemplait l'été de sa dix-septième année. Et son visage en témoignait : sur sa peau luisaient les monticules laissés par une toute nouvelle poussée d'acné. Cette peau grasse avait été le terreau parfait pour que pousse un duvet hasardeux quoique relativement dru : ainsi sur ses joues potelée d'enfant s'était implantée une barbe qu'il rasait la plupart du temps mal. Comme pour équilibrer avec la sur-hydratation évidente de son épiderme, tout le pourtour de sa cavité buccale se trouvait être en sécheresse critique, ce qui soulignait la texture huileuse de ses cheveux. Mais, ce qui vous marquait le plus lorsque vous vous prêtiez à l'étude de ce "visage", c'était l'air étrangement menaçant que dégageaient ses yeux très noirs, sous ses sourcils devenus unique très noirs, sous son steak de cheveux hachés et très noirs.

Bref, le très laid Ernesto Laideron vient d'arriver au rayon "eau plate" de votre centre commercial et ses 35 commerces. Il cherche, au niveau du sol, les packs d'eau les moins cher. "Ah ! Les voilà ! Les bouteilles Eco +" pense Ernesto à la vue des-dits produits. Il lui faut faire un effort pour soulever le pack, puis le voilà qui claudique pour revenir auprès de sa mère Noëlle. Il slalome tant bien que mal entre les consommateurs, le poids des six bouteilles d'eau Eco + le faisant chanceler à chaque pas ("Moins chère que celle du robinet, peut-être, mais certainement pas moins lourde !" avait un jour dit sa mère en transpirant). Quand, soudain, semblant crever le plafond couvert de néon et mal isolé de la grande surface, et venant de nulle part, surgit un visage familier qui fait se figer Ernesto et tout son corps d'enfant gâteux.

Les jambes d'Ernesto se mettent alors à trembler, une n-ième couche de sueur se forme entre son front et son sourcil, couvrant ainsi son visage d'une teinte jaunâtre, ses bras grelotants laissent bétom sur le tonbé le pack d'eau en un "ploc" sourd. La détresse se lit sur le visage d'Ernesto tandis que son coeur s'affole de peur. Par miracle, il parvient à recouvrir le minimum d'énergie nécessaire pour se cacher dans le rayon essuie-tout. Tétanisé, les souvenirs que deux mois de vacances avaient laissés de côté ressurgissent. Des souvenirs douloureux, toujours difficiles à évoquer, qui laissent au plus profond du coeur d'Ernesto une trace noire, amère, indélébile. Des souvenirs causés par les autres, causés par leurs paroles...

À cause de son physique, Ernesto avait vécu l'Enfer, et ce depuis l'école primaire. Il a enchaîné moqueries sur moqueries, croche-pattes sur croche-pattes... Et l'entrée au collège, puis au lycée n'avait rien arrangé, ça avait juste été plus difficile encore. Depuis des années, ses compagnons se moquaient, lui faisaient des remarques, riaient de lui. Depuis des années, Ernesto était victime de harcèlement scolaire. Or, le visage qu'il vient de croiser est celui d'un de ses camarades de longue date. Quelqu'un qu'il côtoie entre deux insultes depuis la maternelle. Quelqu'un qui l'a vu grandir et s'enlaidir, quelqu'un avec qui la vie a été plus généreuse et qui ne se gène pas pour le lui rappeler.

Ernesto connait trop bien ce visage, souvent caché sous une capuche, un rictus froid figé sur les lèvres, une peau claire cachée par des vêtements noirs. Ernesto a trop souvent été regardé de haut (en même temps c'est compliqué de le regarder d'autre part vue sa taille) par ces yeux-là, il est trop souvent tombé sous les coups de cette voix, a trop souvent pleuré sous les mots lancés comme des cailloux sous sa main. Et tandis que la silhouette de ce jeune homme vêtu de noir avance en sa direction, Ernesto ferme les yeux très fort. Il sert les poings, et tandis qu'un liquide chaud et odorant coule le long de ses cuisses, il crie dans sa tête : "Il me voit pas ! Il me voit pas ! Il me voit pas !". Pourvu qu'Ernesto n'ait pas été vu par celui qui se moque de lui depuis des années, celui que tout le monde adore mais par qui il est détesté, celui qui ne se gênerait pas pour l'humilier en plein centre commercial, celui qu'il redoute tellement il a peur qu'il cède à ses pulsions, celui qui lui rend visite la nuit dans ses rêves... Pourvu que le pauvre Ernesto n'ait pas été vu par...Kyllian ! *insérer bruit de tonnerre*

Une grosse main saisi Ernesto au bras et le secoue : "Mais qu'est-c' tu fous ? Ça fait huit ans qu'j'te cherche !" C'est la voix de Noëlle qui tire Ernesto de sa transe. "Rho, tu sers vraiment à rien, t'as fait tombé les bouteilles d'Ec'eau + ! Et puis reste pas ici, ça sent la pisse"

Tout va bien, Kyllian marche au loin, dos à Ernesto : il ne l'a pas vu. Les noeuds se défont dans le ventre d'Ernesto, des noeuds qui, nous le verrons, se referons d'une autre manière par la suite.

JuanvesterWhere stories live. Discover now