La loterie

8 1 0
                                    

Voici une courte nouvelle que j'avais proposé à un concours. Bonne lecture !


C'était probablement la journée la plus chaude de l'été. Sam se demandait pourquoi la municipalité avait maintenu la fête de quartier ce jour. Il s'était porté volontaire pour tenir le stand de la loterie, avec l'espoir qu'il aurait un peu plus de fraîcheur dans l'ombre du petit cabanon.

Grave erreur. La chaleur était encore plus étouffante entre ces quatre murs.

Sam interpella son collègue, qui semblait fondre sur place tellement il transpirait.

– Hé Ben, c'est un coup à faire crever tous les petits vieux du quartier ça, de faire cette fête en pleine canicule !

– Ouais c'est clair... Regarde M. Acker, il est encore en manches longues alors qu'il fait quarante degrés, répondit Ben, en désignant un vieil homme assis sur un banc.

M. Acker était le doyen du quartier. Il avait quatre-vingt-quinze ans, et vivait seul. C'était un petit homme tranquille, jamais vraiment solitaire sans être très entouré, encore travailleur dans son jardin mais sans verser dans l'excès, aimable avec tous et pourtant discret.

– Est-ce qu'il a pris un billet de loterie, au fait ? demanda Ben.

– Non, je ne crois pas, souffla Sam qui venait de finir une énième bouteille d'eau.

– Hé Monsieur Acker ! brailla Ben par l'ouverture du cabanon. Monsieur Acker ! Venez par ici !

M. Acker leva les yeux, et s'approcha à petits pas du cabanon, sous la chaleur écrasante. Sam espérait qu'il n'allait pas défaillir sous leurs yeux, mais M. Acker semblait bien supporter sa petite marche. Probablement que comme toutes les personnes âgées, il avait toujours froid. Ou bien était-ce sa formidable capacité à vivre, qui l'avait fait résister à un cancer, au décès de son épouse et de son fils, et à sûrement bien d'autres épreuves dans sa jeunesse.

–Bonjour jeunes messieurs, comment allez-vous dans votre drôle de cage ? leur demanda M. Acker avec son sourire tranquille.

– On meurt de chaud M'sieur, un petit billet de loterie ? répondit Ben.

– Avec plaisir, jeune homme, dit M. Acker en sortant son porte-monnaie.

– Très bien M'sieur, vous aurez le numéro 78 660 !

Ben tendit le ticket à M. Acker. Un moment passa. M. Acker resta figé.

– M'sieur, votre ticket ! dit Ben en secouant le ticket sous le nez du vieil homme.

M. Acker leva les yeux vers Ben et Sam sursauta. Son regard avait changé. Ses yeux bleus d'habitude si placides s'étaient assombris, et semblaient transpercer Ben.

– J'aimerais un autre ticket, jeune homme, vous pouvez jeter celui-là.

Ben demeura interdit. M. Acker répéta sa phrase, cette fois plus froidement.

– Je ne comprends pas, répéta Ben. C'est insensé, je ne vais pas le jeter ce ticket !

– Jeune homme, je n'aimerais pas à avoir à me répéter, donnez-moi un autre ticket.

Le ton de M. Acker était devenu autoritaire.

Sam se décida à intervenir.

– Monsieur Acker, pas de problème, on va vous donner un autre ticket, lui dit-il.
Le visage du vieil homme sembla se détendre, mais Sam vit que tout son corps était encore contracté.
Il commença à imprimer le ticket suivant mais Ben, toujours dans une incompréhension visible, insista.

– M'sieur, pourquoi pas celui-là ? C'est peut-être le ticket gagnant !

– Tant mieux, si ce ticket est gagnant pour vous, je vous l'offre, lui répondit gentiment M. Acker.

– Il est peut-être gagnant pour vous aussi, M'sieur Acker ! insista encore Ben.

– Je crois que ce numéro n'a jamais été gagnant pour moi, cher jeune homme, c'est pourquoi je vous en demande un autre, dit le vieil homme, et il eut soudain un air triste que Sam ne lui avait encore jamais vu.

– Mais, commença Ben, et l'air triste de M. Acker se transforma en un énervement évident. Tout son petit corps sec tremblait.

– Laisse tomber Ben, souffla Sam à son oreille. Monsieur Acker, voici un autre ticket, et une bouteille d'eau, il fait très chaud, n'oubliez pas de boire !

M. Acker prit la bouteille et le ticket avec un doux sourire. Il avait repris son air habituel. Il les salua, et fit demi-tour pour retourner sur son banc. Ben était resté perplexe. Sam soupira.

– Pourquoi tu as tellement insisté, il a failli se mettre en colère !

– Sérieux Sam, c'est quoi son problème ?

– Je ne sais pas, c'est une personne âgée, des fois ils ont des sautes d'humeur, des trucs comme ça... lui répondit Sam. Merde, il a oublié sa monnaie ! Attends, je vais lui rendre...

Sam sortit du cabanon. La chaleur extérieure s'était encore amplifiée.

Il vit M. Acker, sur son banc, qui lui ne le voyait pas. Sam s'avança vers lui. Il ne s'expliquait toujours pas son comportement. Quelle mouche avait bien pu le piquer, pour qu'il agisse de la sorte ?
Il allait peut-être pouvoir lui demander, en lui rendant sa monnaie. Après tout, il y avait forcément une explication à cet étrange changement de comportement.


Le vieil homme était occupé avec la bouteille d'eau que Sam lui avait donnée. Finalement, il a quand même chaud, se dit ce dernier en voyant M. Acker avait fini par retrousser ses éternelles manches longues.
Il le vit s'asperger avec l'eau de la bouteille. La nuque d'abord, puis les poignets. Et là, Sam remarqua un détail bizarre. Sur l'avant-bras, il distinguait quelque chose. Comme un tatouage. Wow, pensa-t-il, si ça se trouve, ce gars est allé en prison quand il était jeune, ou quelque chose comme ça. C'est peut-être un nerveux, dans le fond. Il se rappelait comme M. Acker avait tremblé quand il avait vu le numéro de loterie. Sam s'approcha encore.

Le numéro.

Sur l'avant-bras de M. Acker, il voyait un tatouage de numéro. Le matricule 78 660.
Sam resta figé. Oubliant qu'il devait rendre la monnaie au monsieur, il fit demi-tour vers son cabanon. Il se sentait sonné, et bête à la fois.

– Dis-moi, Ben, fit-il une fois à l'intérieur. Acker, c'est un nom juif, non ?

– Ouais ça s'peut bien, ouais, répondit celui-ci, occupé à manger une glace. Pourquoi ?

– Comme ça. Il faudra rendre sa monnaie à M. Acker. J'ai oublié de lui donner.

Textes miroirs - Nouvelles et PoèmesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant