Dès qu'elle ouvre les yeux le matin, Alice a toujours le même geste. Sa main se tend à l'aveugle, encore engourdie par le sommeil, et cherche. Elle croise son téléphone, mais le délaisse. Ce n'est pas lui qu'elle veut.
Elle cherche, elle cherche à tâtons, et il est là, enfin, à demi-enseveli sous l'oreiller. Son livre.Ce peut être n'importe quel livre, finalement. Sa couverture, qu'elle soit douce ou rugueuse, dissipe toujours les mauvais rêves. Le bruit des pages efface les hurlements intérieurs. Même sans l'ouvrir, sa présence est si forte qu'elle défait l'angoisse, le livre crée une bulle protectrice autour d'Alice.
C'est son petit pouvoir, c'est le lien qu'elle a créé avec ces objets si particuliers.
Quant au fait de se plonger dedans...
C'est comme ouvrir une porte sur un autre monde, et surtout fermer celle de celui-ci.
********La cloche du collège sonne déjà et Alice est en retard. Elle n'aime pas courir, pourtant. Alice a toujours essayé d'être discrète. Dans toute circonstance et de tout son être, elle tente de passer inaperçue. Elle est plutôt douée là-dedans. Ses professeurs oublient souvent son prénom, les autres élèves ne remarquent son existence que lorsqu'elle est la dernière à choisir pour former une équipe en sport, et ses propres parents la laissent dans sa chambre parfois jusqu'au lendemain sans manger, trop occupés sans doute pour se rappeler de leur fille invisible.
Mais ce jour là est différent des autres.
Sans savoir pourquoi, Alice presse le pas plus que d'habitude. C'est peut-être parce qu'elle n'est jamais arrivée vraiment en retard. La peur de se faire remarquer, qu'on réalise son existence à elle parmi les autres, prend le dessus. Elle hâte encore son pas.
Un groupe de troisièmes traîne dans la cour. Ils n'ont pas l'air stressés par la sonnerie, et jouent entre eux à qui riera le plus fort. Alice passe devant, la mine baissée. Elle ne voit pas qu'un sac délaissé par terre entrave le chemin. Et l'impensable arrive.Alice trébuche, ses pieds s'emmêlent et tricotent et elle voit sa chute arriver comme au ralenti, sans rien pouvoir faire pour l'en empêcher. La voilà au sol, le jean déchiré, et le genou en sang.
Un silence se fait en elle au même moment où un grand éclat de rire survient.
Les grands troisièmes, pliés en deux par leur hilarité, la montre du doigt. Alice sent ses joues chauffer. Sa barrière d'invisibilité est brisée. Ils ne l'avaient probablement jamais remarquée de toute leur scolarité, mais sa chute leur a offert un spectacle inédit, l'occasion incroyable de se réjouir aux dépends d'une autre.Elle se relève tant bien que mal. La douleur au genou est moins cuisante que la morsure de la honte. Les troisièmes n'en peuvent plus de rire et de trouver des surnoms à la maladroite, galvanisés par l'embarras manifeste de celle-ci. Alice sait que c'est peut-être le début d'une longue période de souffrance. Elle s'est toujours faite discrète pour éviter ce passage délicat où l'on bascule de timide à victime.
Elle trace son chemin. Les autres l'appelent, l'interpellent. Alice tremble, elle veut fermer ses écoutilles mais n'y arrive pas, ses gestes se dispersent, ses joues flambent toujours et une goutte de sueur dégringole même sur son front. Elle s'en veut de se mettre dans un état pareil pour si peu, mais c'est si terrible d'être remarquée.
Il faut qu'elle trouve une issue, un échappatoire. Sa main, dans une réminiscence du matin, fouille à tâtons dans son sac en bandoulière. Elle effleure les cahiers, la trousse, tandis qu'Alice fuit dans le bâtiment. Arpentant le couloir en direction de sa salle, elle se sent poursuivie par les moqueries. C'est sûrement dans sa tête.
Un éclat de voix, pourtant... le groupe l'a suivi. Ils chuchotent encore entre eux, rient à demi cachés derrière leurs mains.
Soudain, elle le sent. Du bout des doigts elle frôle son livre. C'est un roman quelconque, pas très bien écrit d'ailleurs, mais sa couverture est douce et la rassure. Un vide se fait autour d'elle, comme une bulle bienveillante. D'ailleurs...Le silence s'est fait. Les troisièmes se sont tus. Quelle étrange coïncidence que ça se soit passé au moment où je touche mon livre, se dit Alice. Ils ont du rentrer dans leur salle de classe.
Elle n'a pas le temps de tergiverser davantage car son professeur l'attend de pied ferme dans la salle de classe, porte ouverte.
Elle serre son livre. Le professeur la laisse rentrer, pris dans son cours. Il ne l'a peut-être même pas remarquée. Elle s'asseoit discrètement, sa place est libre, au fond de côté, cachée vers les radiateurs.
Alice soupire enfin de soulagement. La journée a repris sa banalité habituelle.********
C'est fatiguée qu'Alice rentre ce soir là. Elle doit s'appuyer contre la porte comme si elle pesait une tonne pour pouvoir l'ouvrir.
Ses parents sont déjà là. Est ce qu'ils l'ont remarquée ? Elle, elle les entend. Ils sont en train de se disputer, encore.
Alice traverse le couloir de son pas feutré et passe devant la cuisine. Sa mère est face à son père, et brandit son poing en vociférant. Il la menace également, instable sur ses jambes. Elle se demande si l'un des deux a bu, les deux peut-être. C'est souvent pire quand les deux sont alcoolisés.Le ton monte encore quand Alice entre dans sa chambre. C'est sûr, les deux ont bu. C'est pire que d'habitude.
Cette journée est si différente, se dit Alice, couchée sur son lit. C'est ce que les autres nommeraient... une journée de merde.
Son livre a repris sa place entre ses mains. L'écriture est vraiment insipide, mais Alice se laisse quand même happer avec délice par l'histoire. Elle se coupe des cris qui montent, qui montent encore... Elle se laisse tellement absorber que lorsque des bris de verre retentissent elle ne lève même pas un sourcil.
Ça suffit, tu entends, ça suffit, hurle sa mère. Mais Alice ne l'entend pas.
Je prends Alice et je m'en vais !Sa mère franchit le couloir qui la sépare de la chambre de sa fille à grands pas. Sa pommette est fendue, et son visage est très rouge. Son équilibre instable manque de la faire tomber quand elle s'arrête devant la porte d'Alice.
J'en ai marre cette fois, j'en ai marre, je prends cette gamine et...
La mère d'Alice s'arrête, la poignée de la porte ouverte encore dans la main.
Il n'y a personne dans la chambre.
La mère d'Alice entre, marche sans trop savoir. C'est fou, elle était persuadée que sa fille était rentrée du collège à cette heure-là. En même temps, elle n'était pas trop sûre de ses horaires. Ni si elle avait des amis chez qui elle aurait pu aller. Elle ne se souvenait pas l'avoir vue depuis... depuis quand déjà ? Un certain moment, c'était sûr.
Légèrement décontenancée, elle sortit en refermant la porte.La chambre demeura dans le même calme, le meme silence. La mère d'Alice n'avait pas prêté à attention à une chose.
Le livre d'Alice, toujours posé sur le lit, semblait tendre ses pages comme une porte ouverte. Si l'on se penchait un peu plus, on entendait un léger rire, émanant de l'intérieur du livre. Le rire d'Alice.
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Textes miroirs - Nouvelles et Poèmes
Short StoryRecueil de nouvelles plus personnelles et introspectives. Parfois écrites pour des concours, parfois pour le plaisir... Mon thème préféré reste les nouvelles à chute, mais il n'y a pas que ça ici !