Vague à l'âme - Partie I

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Voilà quatre heures que Cléon tourne en rond. Si au réveil son estomac ne se faisait pas trop sentir, il se crispe maintenant avec douleur, et Cléon ne trouve plus de position confortable. Cela fait quelques semaines que les matinées se passent ainsi. C'est venu progressivement. Au début, Elle ratait quelques fois le réveil. Pourtant, Elle avait toujours mis un réveil, un vieux coucou dont la sonnerie tintinnabulante hérissaient les poils de Cléon. Ensuite, comme Elle s'obstinait à arrêter son réveil au lieu de se lever, Elle a cessé de le programmer. Elle se levait pourtant, tard, certes, mais Cléon avait la joie de passer une bonne partie de la matinée lové contre Elle. Et puis... les jours ont passé, et l'heure du lever s'est progressivement décalée. L'heure des croquettes a subi le même sort.
Cléon regarde la forme roulée en boule sous la couette. Il a entendu l'église sonner midi, et tout chien qui est, il est assez intelligent pour savoir compter les heures. Son estomac confirme les calculs.
Elle dort de plus en plus, et pourtant, il la voit de plus en plus fatiguée.


Cléon saute sur le lit. Il s'ébroue même, projette ses poils comme de la peinture sur une toile, espérant que ce chef d'œuvre la mette en rogne. Il pousse fort de la truffe sur la couette, creuse un tunnel en dessous telle une taupe, et heurte de son museau humide la joue froide de sa compagne. Elle grogne.
Cléon saute de joie. Sa queue frétille et remue la couette dans tous les sens. Il baverait presque, surtout si ça pouvait la réveiller.
C'est au bout de quinze longues minutes de java qu'Elle ouvre enfin les yeux et sort sa tête de sous la couette. Il y a des poils partout, et finalement Cléon a quand même bavé. Il regrette un peu, mais son bonheur de la voir est si intense qu'il en tremble de partout. Elle ouvre les yeux et regarde par la fenêtre.
Cléon ne comprend pas. Le soleil entre par la vitre, mais dans son intention d'illuminer la pièce il se heurte à un regard vague. Quelle maladie a-t-Elle bien pu attraper ? Les chauds rayons automnales ne sont pas de taille à lutter contre la lassitude de son corps recroquevillé. 

Elle se lève, et Cléon la suit à la trace. Ce n'est pas qu'il a faim et veut le lui rappeler, mais sa démarche est devenue si vacillante qu'il a peur qu'Elle tombe à tout instant. Ses pas évanescents laissent des traces grises. Il ne sait pas si Elle s'en rend compte, mais lui, le chien, les voit bien. Il voit le halo grisâtre qui l'entoure.  

Elle se sert un café, mais ne mange pas. Depuis quelques temps, Cléon a remarqué qu'Elle ne mange plus vraiment. Parfois, Elle déambule sans but et finit par engloutir des choses étranges, même pour un humain. 
Alors qu'elle s'est assise sur le canapé, les yeux dans le vide, Cléon la regarde. Il pose sa tête sur son genou, et lance le regard le plus humide et suppliant qu'il est capable de faire. Sans bouger, il attend. Il compte sur cette force. Les chiens savent attendre. Depuis des milliers d'années ils ont appris que la patience et l'abnégation donnent les meilleurs résultats sur les humains. Il faut savoir agrandir sa pupille, mouiller ses œillades. Et il faut savoir attendre.

Son estomac a gargouillé bruyamment. Cléon en a même sursauté. Il s'est retourné, les babines levées, prêt à en découdre avec l'imprudent qui oserait franchir son territoire et celui de sa compagne. 
Elle éclate alors en sanglots.
Cléon, Cléon, Cléon... 
Elle se lamente, Elle frotte son petit visage sur la truffe mouillée de Cléon qui ne sait plus s'il doit être réjoui ou inquiet. Sa queue indécise remue frénétiquement. 
Cléon, Cléon, Cléon... Tu as si faim, et moi j'attends comme une idiote... Je suis nulle, nulle, nulle. Je suis bête, bête, bête. Et si méchante ! Méchante !

Cléon saute dans tous les sens, il voit le paquet de croquettes et entend son bruit délicieux, et pourtant Elle pleure, mais Elle dit son nom, il aime quand Elle dit son nom, et il aime le bruit des croquettes. Mais Elle pleure. 

C'est une fois repu que Cléon retrouve ses esprits. Elle a retrouvé sa léthargie habituelle. Elle contemple son reflet dans le miroir, l'air vague et déçu. Il voit son halo projeter des ondes grises. Si seulement Elle pouvait manger une de ces petites choses blanches qu'Elle mange quand Elle est malade. Elle en mange, et ensuite Elle se sent mieux à nouveau. Elle reste couchée un jour, ou deux, mais ensuite Elle se lève.
Cléon a du mal à se rappeler de la dernière fois où il l'a vue rire. Pourtant, il a une bonne mémoire. Il se souvient de chaque pipi de ses congénères du quartier. Il a même répertorié quelques pipis inédits, probablement ceux des chiens de ce drôle d'endroit où plein d'humains parlant des langues différentes vont et viennent parfois juste pour une nuit. Mais se souvenir de son sourire à Elle, ah... Il doit chercher trop loin au fond de sa mémoire.



-------- Partie II à venir.

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⏰ Dernière mise à jour : Sep 19, 2022 ⏰

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