Prologue

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- Palais d'Edora – 1982 -

Laporte claqua. Son sang bouillonnait en lui et ses poings étaient si serrés qu'ils en étaient douloureux. Cédant à sa rage grandissante, il frappa violemment le mur. La tapisserie bleu marine se déchira et l'empreinte de ses phalanges resta incrustée dans le plâtre. Des gouttes de sang perlaient de sa main engourdis et venaient tâcher le tapis beige en poils soyeux qui recouvrait le sol. La douleur prit alors le dessus sur sa colère et il put à nouveau penser correctement.

Jefferson Stark, âgé de seulement quinze ans, venait, une fois de plus, de se faire humilier par son grand frère devant ses camarades. Durant toute son enfance, il avait été forcé de rester dans son ombre puissante et magique. En grandissant, la honte et la jalousie avaient envahi son âme. Sous prétexte qu'il était le second né, il ne pourrait jamais avoir de pouvoirs et donc ne pourrait jamais être digne du trône. Pas une fois son aîné n'avait levé la main sur lui ou ne l'avait insulté. C'était, au contraire, cette gentillesse et bonté naturelle qui accentuaient la colère de Jefferson. Alors, ce soir-là, lorsque Seth avait voulu l'aider pour un mouvement d'épée. Il s'était rapidement vexé, se sentant humilié de devoir avoir besoin de l'aide de son frère pour se battre devant tous ses camarades de classe.

Soudain sa fenêtre s'ouvrit, coupant court le fil de ses pensées. Une ombre s'engouffra dans sa chambre qui se remplit alors de noirceur. La fenêtre se referma dans un claquement et l'air se chargea ensoufre. Jefferson glissa sa main valide dans sa botte et serra fort le manche de sa dague. Il sentait que l'ombre tournait autour de lui, rampant sur le sol et sifflant dans son oreille. Sur le qui-vive, il était prêt à bondir à la moindre attaque. Quand la chose s'arrêta, il put distinguer sa nature. C'était un Dearlyg, un énorme serpent au venin mortel, carnivore et aux crochets aussi tranchant que le poignard qu'il tenait fébrilement. Que pouvait bien faire une telle créature dans sa chambre ?pensa-t-il. Les Dearlyg vivaient principalement dans les forêts humides, près des lacs ou des marais. De plus, à cette période de l'année, ils étaient censés être en pleine hibernation.

Les écailles noires de la bête absorbaient la lumière de la pièce et seuls ses yeux argentés brillaient dans la pénombre. Son corps imposant remplissait l'intégralité de la chambre. Jefferson était pris au piège. Le Dearlyg le fixait, sa bouche s'ouvrit, dévoilant ses deux longs crochets blancs et sa langue fourchue.

— Jefferson Stark, enfant de la Reine du jour, siffla le serpent.

Lejeune homme ouvrit la bouche, complètement abasourdi. Jamais il n'avait lu que cette espèce était dotée de parole.

— Que voulez-vous ? répondit Jefferson après avoir ravalé sa peur.

— Je ne désire rien, mais toi que souhaites-tu ?

Ses sourcils se levèrent et il fixa la bête un long moment. Jefferson souhaitait bien des choses, mais il n'était pas dupe. Ce genre de question cachait souvent un pacte inéquitable ou une mauvaise intention. Le serpent géant se remit en mouvement, sifflant et rampant autour du jeune homme. Alors que le corps de la créature se resserrait autour de lui, montrant son impatience, la panique le gagna. Il n'avait pas encore déterminé si les intentions du Dearlyg lui seraient profitables ou non. Le bruit devenait assourdissant et sa présence l'oppressait. Incapable d'en supporter plus, il hurla ce qu'il avait, depuis des années, pensé tout bas :

— Je veux du pouvoir !

Le Dearlyg stoppa tout mouvement et approcha sa tête si près de celle de Jefferson qu'il pouvait sentir sa langue fourchue lui chatouiller la joue. Sa respiration s'accéléra et il dû se faire violence pour ne pas trembler comme une feuille dans l'air automnale. La bête le fixait si intensément que le jeune prince sut qu'elle connaissait déjà la réponse à sa question et qu'elle ne l'avait posé que pour voir s'il aurait le courage de la prononcer tout haut.

— Connaissances et pouvoir seront à toi en échange d'une toute petite chose insignifiante, siffla le serpent.

Jefferson déglutit.

— Quelle serait cette chose ? demanda-t-il sans montrer sa crainte.

Il crut voir la créature sourire.

— Ton humanité, répondit-elle.

C'était un prix énorme à payer pour beaucoup de personnes, mais pas pour Jefferson. Son humanité et son amour pour son frère, malgré sa jalousie envers lui, le rendait faible. Il ne voulait plus jamais se sentir faible.

— J'accepte.

Pour sceller ce marché, le Dearlyg ordonna au jeune prince de verser son sang dans une coupe et de prononcer une formule dans une langue qui lui était inconnue. Jefferson s'entailla la paume, réprima une grimace et pressa sa main. À mesure que les gouttes de sang remplissaient le petit bol en bronze, il énonça l'incantation. Rien de semblait se passer jusqu'à ce que le serpent enroule sa queue autour de la coupe pour en boire le contenu d'une traite. Une fois vide, l'objet tomba sur le sol et Jefferson ne put s'empêcher de sursauter. Deux losanges entrelacés apparurent sur la tête de la créature. Le symbole se mit ensuite à briller d'une lumière violette. L'intensité augmenta, jusqu'à envelopper le Dearlyg et inonder la pièce toute entière. Le jeune prince, malgré sa crainte, fut contraint de fermer les yeux.

Le serpent se jeta sur Jefferson et le mordit à l'épaule. Les losanges et la lumière disparurent alors que le prince s'effondrait au sol en gémissant de douleur. Son corps fut parcouru de spasmes et peu à peu il put sentir le venin de l'animal circuler en lui et transformer son sang en ciment. La douleur était telle que sa bouche grande ouverte n'émettait aucun son, comme paralysé. Alors que les deux trous de la morsure se refermaient, une toute autre douleur remplaça la précédente. Désormais il avait retrouvé l'usage de ses mouvements, mais le venin s'était comme concentré dans sa poitrine. Des démangeaisons insoutenables lui firent jusqu'à déchirer son t-shirt. Il se gratta la peau si fort qu'il commença à saigner. Soudain, une sensation de brûlure l'envahit. Sa respiration s'accéléra et il hurla, pensant que son cœur était entrain de se consumer. Sous les yeux attentifs du Dearlyg, le jeune prince se tortillait de douleur sur le sol, gémissant et le suppliant de faire cesser ses souffrances. Comme répondant à ses prières, l'inflammation disparut. Encore haletant et transpirant, il n'eut pas le temps de se remettre debout que la créature s'était déjà évanouie dans la nuit. L'air frais s'engouffra dans ses poumons et il souffla de soulagement. Il ne se sentait pas différent et malgré de légers fourmillements, il n'était pas blessé.

Traînant les pieds jusqu'à la salle de bain, il aperçut son reflet dans un miroir et se stoppa net. Les yeux écarquillés, il toucha la partie gauche de sa poitrine et, du bout des doigts, suivit les contours boursouflés du symbole qu'il avait pu observer quelques minutes plus tôt : celui de deux losanges entrelacés. Jefferson grogna de rage lorsqu'il réalisa que le Dearlyg l'avait marqué comme on le ferait avec du vulgaire bétail.

La légende d'ElionOù les histoires vivent. Découvrez maintenant