Prologue

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Copyright © 2021 Eylau de Salm & Clément Nicolas Grossier Tous droits réservés. ISBN-13 : 978-2-9582468-0-8 Independently published


Je connais la vérité. Celle que certains d'entre vous nous cachent. J'en pleure et j'en frissonne, car je prends la pleine mesure de cette révélation sordide qui me touche directement, moi le simple esclave falfenife. Ne jouez pas les ignares, vous savez très bien : un Falfenife ! Ce peuple gris à quatorze doigts que vous, les Narars, les grands, beaux, délicats êtres supérieurs, ignorez et méprisez.

Vous vous demandez peut-être où je veux en venir avec tout ça, si je ne suis qu'une petite créature pleurnicharde et ingrate du peu de choses que vous daignez lui céder... Longtemps, j'ai mené ma misérable existence sans faire de vagues. Bien sûr, ma condition ne me convenait pas, et ne convenait pas à ma pauvre femme malmenée par la vie ici, mais au moins je vivais avec elle et notre fille. Flil, qu'elles me manquent... Je ressens leur absence comme une privation insoutenable.

C'était toujours moi qui accompagnais ma fille chez Andef – un vieux décrépit plus proche de la mort que de la vie, mais qui adorait enseigner aux enfants tout ce qu'il connaissait – chaque matin, depuis qu'elle était en âge d'écouter un adulte sans courir dans tous les sens. Chacun y trouvait son compte. Le vieux avait de la compagnie, nos enfants apprenaient l'art de la lecture et de l'écriture et cela leur évitait d'errer à la recherche de bêtises à faire.

Notre quotidien était difficile. Chaque journée commençait douloureusement, bien avant le réveil des citoyens narars, sous l'ignominieuse lumière orangée des lumistaux. Un jour, pour la première fois, je ne pus accompagner ma fille à l'école. Je devais remplacer un camarade, retrouvé mort la veille.

La frustration au ventre, je pris mon poste de nettoyeur des rivières, à quelques pas seulement de mon quartier. Si on n'y regarde pas en détail, les eaux vertes et leurs remous blanchâtres qui entourent notre cité souterraine sont magnifiques.

Une merveille de pureté où doit foisonner la vie. Ce n'est qu'illusion.

La mort peuple les rivières, accompagnée de déchets organiques et matériels, de liquides gras et de restes de savon ondulant à la surface de l'eau. Ce jour-là, les pieds tout au bord, je retirais quelques détritus à l'aide de mon épuisette. Une sandale retournée passa sous mes yeux, déjà habitués à ce genre de spectacle. Si seulement il ne s'agissait que d'une sandale... Trop souvent, les corps pourrissants de mes compatriotes flottaient lentement au gré du courant.

Il n'était pas rare que je doive repêcher ces dépouilles, sous l'œil indifférent des contremaîtres. La plupart du temps il s'agissait d'enfants, de nouveau-nés, puisque, comme vous le savez, les couples de mon peuple n'ont le droit qu'à un unique enfant... Oh, naïvement, vous pensiez peut-être qu'il n'existait aucune naissance illicite, qu'on arrivait à se réguler sans incident ? À votre avis, où finissent les enfants issus de ces naissances illégales ou bien que se passe-t-il quand une femme donne naissance à des jumeaux ? Vos soldats les saisissent et vont les noyer dans les rivières. Ou bien ils les emportent et on ne les revoit jamais.

Et personne ne dit rien. Comment le pourrions-nous ?

Je pris une profonde inspiration et je réussis à ramener la sandale vers moi d'un habile coup d'épuisette. Elle semblait étonnamment lourde. Je ne mis pas longtemps à comprendre qu'une jambe y était rattachée. Je plongeai la main dans l'eau tiède et opaque et mes doigts effleurèrent quelque chose de dur. Même si j'étais accoutumé à ces macabres découvertes, je prenais toujours quelques secondes pour me faire à l'idée que j'allais manipuler un corps. Un corps certainement boursouflé, gélatineux et difficile à regarder.

La Faim du Souboue - tome 1, le Cercle des Compagnons GrisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant