Une histoire de silences et de vagues

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Ça aurait pu être l’éclat d’un couteau, un combat peut-être, les hurlements de l’équipage et des sanglots dans des cris de reproche. La lame d’Ed, tremblante ou assurée, un couteau froid contre sa gorge, c’est vrai que c’était ce qu’il avait imaginé. Mais ils étaient là, bien trois mètres de distance, immobiles aux bruits de la mer, inertes à la difficile respiration des vagues. Chez l’équipage, ça se tordait les mains, ça se passait les doigts dans les cheveux, ça retenait son souffle, c’est vrai qu’il ne les voyait pas,
Les yeux rivés sur l’autre, Edward, en face, qui ne bougeait pas, qui ne disait rien et ses désolé à lui, frénétiques presque Ed qui lui tombaient de la bouche, visqueux je suis tellement désolé, il pouvait presque les voir couler sur le plancher.
Un ou deux mètres, encore, peut-être, pour qu’ils lui parviennent jusqu’aux pieds, aux pieds d’Edward, et c’est vrai c’était ridicule comme pensée, des métaphores de petit garçon.
Alors les minutes passaient et Ed n’esquissait toujours pas le moindre geste, ou, pour être plus exact, seulement quelques tensions dans les doigts, et lui était terrifié à l’idée de faire un pas de plus.
C’était absurde, même Izzy ne pipait mot.
Les minutes et quelques excuses, encore, qui lui mordait le cœur chaque syllabe un peu plus, les yeux de l’autre égarés au milieu du khôl qui ne répondaient pas, Ed je suis désolé je crois bien que j’ai tout cassé. Silence. La poitrine de l’homme aimé à finalement se soulever, à gonfler de manière visible enfin, une inspiration comme calée sur les remous de l’océan,
- Stede, putain, j’ai balancé tous tes bouquins à l’eau.

*

- Vous pensez qu’ils vont se battre ?
- « Tous tes bouquins à l’eau ». Et moi ? Excusez moi si je me trompe mais il me semble que j’ai aussi été jeté par dessus bord.
- Je pense, oui, regardez, il y a du feu dans leur yeux.

- Je crois pas que ce soit de la colère.
- Mais oui, actons tous que Lucius vaut moins que des livres ! Il se plie en quatre pour vous, il gère vos états d’âme, remerciez-le en tentant de l’assassiner !
- Vous savez pourquoi il parle à la troisième personne ?
- Ils sont que deux, Ed et Stede, y a pas de troisième personne.

- Edward, peut-être pourrions-nous discuter dans la cabine ?


*

C’était vrai, les livres n’étaient plus là. Pour être tout à fait honnête, au vu du chaos qui régnait dans la pièce on ne le remarquait pas immédiatement.
- Excuse moi, on ne peut pas dire que ça soit rangé.
Stede lança un coup d’œil aux diverses cadavres de bouteilles qui parsemaient le sol, à sa garde robe, par terre aussi, dispersée un peu partout et puis en un tas, affaissé au centre, comme si on avait dormi dessus, il ne fallait pas y penser.
- Il me semble que je le mérite bien, de toute façon.
- Un brandy ?
- Ce serait fantastique.
Il le regarda s’affairer. Le vrai Edward, pas cette image mentale des semaines passées, celle qu’il n’avait jamais réussi à fixer, une barbe et puis non, le bas du visage toujours trouble,
Et voilà qu’il était le parfait portrait de cette incertitude l’homme qu’il avait abandonné, son début de barbe le noir peint sur ses joues tout ça comme un fantasme et une vérité. Le tableau, réel, de ce qu’il lui avait arraché.
- Ne reste pas planté comme ça, on dirait que tu as vu un mort. Et jusqu’à preuve du contraire, c’est plutôt l’inverse.
Quelque-chose, quelque-part, vola en éclats.
- Tu pensais… Edward tu me croyais mort ?
- Les nouvelles vont vite. Brandy, donc.
Il s’assit, l’enjoint geste mou à faire de même, lui tendit un verre. Il y avait cette tension dans son sourire qui était aussi un refus, alors Stede ne continua pas sur le sujet, avala une gorgée, fit semblant d’être intéressé par la couleur du liquide, toussota un peu.
- Comment Jim et Frenchie se portent-ils ?
- Bien. La semaine dernière Frenchie a cru voir un chat.
- Oh.
- C’était qu’une ombre, tu te doutes bien.
- Oui, c’est du Frenchie tout craché.

Il osait à peine le regarder,
Parce que tourner le visage ça semblait déjà trop, et Stede prenait toujours beaucoup de place il en était conscient, mais là ça n’était pas pareil, il venait juste de revenir, ne savait pas celle qu’Ed voudrait bien lui donner. Le silence, toujours, une eau croupie à s’infiltrer entre eux deux. Et puis doucement, comme pour l’empêcher de passer, tellement doucement c’était comme si ça n’existait pas, la jambe d’Edward, toucher la sienne,
Et le contact était si léger qu’il aurait pu être involontaire, alors Stede tenta un regard mais l’autre fixait résolument son verre, la prise de ses doigts un peu trop serrée. Un temps passa, ses yeux accrochés à l’homme qui ne le regardait pas, qui releva soudain la tête, comme s’il allait dire quelque-chose d’important et lui aussi aurait voulu dire quelque-chose d’important,
- Bon, ok. J’ai menti. C’est pas du brandy c’est de la gnôle.
- Ed…
- C’est Barbe Noire, maintenant, tu sais.
Une gorgée de plus, Stede donna plus d’appui au touché de leurs jambes, juste un peu, un vrai contact. L’autre ne se décala pas.
- Je peux continuer de t’appeler Ed ?
- Tu fais ce que tu veux, j’imagine.
Son regard était un peu froid.

*

- Vous pensez qu’ils font quoi, depuis tout à l’heure ?
- Je préfère ne pas y penser.
- Putain de Stede Bonnet.
- C’était sympa de plus te voir, Izzy.
- Peut-être qu’ils sont morts.
- S’ils le sont, c’est elle le nouveau capitaine.
- Elle peut pas être capitaine, c’est une mouette, elle sait pas parler.

*

Et puis le vent soufflait contre les fenêtres de la cabine, comme un rappel à leurs silences, un refrain à leurs débuts de conversations avortés.
- Évidemment que tu débarques au milieu de la nuit. La pleine lune, tout ça, tu as le sens de l’image, Bonnet.
Il y avait de l’affection au fond de l’énervement de sa voix.
- Je suis désolée, je-
- Écoute, je te croyais mort, tu m’as abandonné sur cette plage, je n’ai pas envie d’entendre tes justifications pour le moment. Trop d’un coup, tu comprends ?
- Oui, Ed, je comprends.

Et puis brusque Edward parla, parla réellement. Les mains accrochées au genoux, regard au sol c’était comme si les mots lui glissaient entre les dents,
Il raconta le trou béant qu’avait laissé l’abandon, comme ça avait paru grandir, pourrir de l’intérieur,
Et Stede écouta horrifié le récit du trébuchement, de la chute le retour de ce qui disait qu’il ne valait rien lui Ed une imposture, un polichinelle au déguisement trop bien rodé,
Stede écouta les mots durs, aiguisés par une voix pour laquelle ils étaient trop réels. Et puis la colère, et puis le costume - Barbe Noire - et puis l’annonce de sa mort, et puis le deuil, et puis peut-être que c’est mieux, moins dur, et puis, et puis
sans s’en rendre compte, au fil des paroles, le bras de Stede autour des épaules de l’autre la tête d’Edward sur sa poitrine,
- Stede, si tu t’enfuis encore…
- Je sais, Ed, je sais. Ça n’arrivera plus. Jamais.
sa main dans ses cheveux, qui étaient beaux et aussi cassés par le sel.

*

- Où sont passés Jim et Oluwande ?
- À ton avis ?
- Olivia ferait un excellent capitaine.
- Peut-être qu’ils sont partis faire des lancers de couteaux, Jim est très fort.e au lancé de couteaux.
- Oh pitié...
- Un excellent capitaine, un vraiment très bon capitaine.

*

- Ed ?
- Mmh ?
- Imagines-tu vraiment que je sois parti parce que tu n’étais pas assez bien ? Enfin voyons, qui pourrait penser des choses pareilles de toi ?
L’autre lui saisi la main, joua distraitement avec ses doigts.
- C’était plutôt l’inverse, pour être honnête.
Ed ne répondit pas et Stede n’attendait pas qu’il le fasse. Sa propre culpabilité, les larmes, les histoires et les excuses, tout ça patienterait,
Et puis les rires peut-être au ridicule de son retour, des piques à brochettes, des discussions aux oranges pétrifiées, des pianos et des chat un peu trop gros, tout ça encore un peu plus,
Alors comme dans un rêve il regarda leurs mains enlacées, senti les cheveux sous son nez, déposa un baiser sur son crane, le bruit tranquille de son souffle, oui, ça semblait possible.

Au dehors la nuit passa, lente et douce, piquante un peu, une nuit de silences et de vagues.

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J'espère que ça vous a plu, dites moi ce que vous en avez pensé !

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