L'annonce

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Thorn reposa sur la longue table les deux morceaux asymétriques du contrat qu'il venait de déchirer. Un brouhaha d'exclamations et de cris emplit en un instant la salle du conseil. Mais Thorn n'en écouta rien, il regarda Farouk se transformer en une statue de marbre blanc, avec une expression de rage qui projeta sur l'assemblée une puissante vague psychique qui eut au moins le bénéfice de réduire tout le monde au silence. Thorn encaissa la douleur familière sans aucune réaction, il gèrerait plus tard les implications de la déception de l'esprit de famille, puis se leva et quitta la salle. À l'extérieur, la situation n'était guère plus réjouissante. Un agglomérat de courtisans Mirage, de membres de la Toile, de journalistes et d'une quantité impressionnante de gendarmes et de divers fonctionnaires l'accueillit dès qu'il eut ouvert la porte. Les questions l'assaillirent à nouveau, mais il n'offrit aucune considération à ces individus, se contentant d'essayer de se frayer un passage au milieu de la foule vindicative. Aidé par sa taille excessive et son air particulièrement revêche, il réussit à fendre l'accumulation de corps et à s'en éloigner à grands pas, distançant rapidement ceux qui avaient tenté de le suivre.

Thorn se dirigea par habitude vers son bureau de l'Intendance. Non, se rappela-t-il brusquement, ce n'était plus son bureau, il avait démissionné. Il venait de passer les quelques minutes depuis la fin de son annonce aux états familiaux en agissant de façon presque mécanique, comme s'il était devenu l'un des automates que ce fichu Lazarus voulait lui faire acheter. Il était arrivé dans la salle d'attente de l'Intendance où il s'assit pesamment sur une chaise trop petite pour lui. La réalité de la situation le frappa de plein fouet alors que sa mécanique cérébrale se remettait enfin en marche.

Tout était fini. Il ne savait pas s'il en éprouvait du regret ou du soulagement. Depuis quelque temps, il ne parvenait plus à déterminer ce qu'il ressentait. C'était étrange, près de huit mois auparavant, il aurait juré ne rien pouvoir ressentir, à part de la fatigue ou de l'agacement. Mais Ophélie était entrée dans sa vie, et il avait découvert qu'il était capable de sentiments, et pas seulement la honte ou la colère qui avaient été pendant bien longtemps ses seules compagnes. Non, elle avait éveillé en lui une chose bien différente, une chose dont il n'aurait jamais soupçonné l'existence aux tréfonds de son grand corps sec. De l'amour.

Au début, bien-sûr, il avait vivement écarté de son esprit les pensées qui naissaient timidement dans ses cellules grises bien trop occupées par la gestion du Pôle et l'élaboration de son plan contre Dieu. Et lorsqu'au fil du temps ces pensées s'étaient faites de plus en plus fréquentes et intrusives, il s'était persuadé qu'il s'agissait seulement d'un mélange de curiosité et de sens du devoir envers cette petite Animiste avec laquelle il devrait passer le reste de sa vie, si son plan était un succès. Les pensées avaient néanmoins continué à croître, et des sensations s'y étaient ajoutées, petit à petit. Une chaleur dans sa poitrine quand elle le regardait à travers ses lunettes colorées, une envie d'en savoir plus sur elle et de lui parler, lui qui avait toujours préféré le silence salvateur de sa solitude, une volonté d'être une personne meilleure pour elle, plus habile avec les mots, moins distante et froide, digne d'elle. Thorn avait alors dû se confronter à ce qu'il avait essayé d'ignorer, il était en train de s'attacher à Ophélie.

À partir de ce moment là, sa vie avait commencé à basculer. Il attendait avec impatience ses précieuses visites à l'intendance, seul à seule dans son bureau, il cherchait à être sûr qu'elle soit en sécurité, il ressentait avec une douleur presque physique le dégoût et la défiance qu'il voyait bien qu'il lui inspirait. Il s'était même glissé quelques fois au théâtre pour assister, dissimulé dans les ombres du fond de la salle, à ses spectacles de contes. À ce stade, il ne parvenait plus à détacher totalement son esprit d'Ophélie. Quoi que Thorn fasse, elle était toujours présente en arrière-plan de ses réflexions, et sa mémoire parfaite ne l'avait pas aidé, rejouant pendant ses rares moments de repos ses souvenirs d'elle. Sa chute devant l'observatoire d'Artémis, ses petites mains nues sur la médaille du capitaine de l'aéronef, la peur dans ses yeux après sa confrontation avec Frejya, ...

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