Chapitre quatre :

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Fahd

J'ai du mal à quitter l'estrade. Mes doigts restent vissés au pupitre sur lequel trône le discours que je n'ai pas pu lire.

C'était elle.

Ce fantôme que j'ai traqué dans toutes les arènes, tous les stades, dans cette ville comme dans une autre et un peu partout dans le monde.

C'était elle.

Cette présence qui nous a fait défaut pendant toutes ces années, et que je ne pensais plus percevoir que dans mes illusions les plus perchées.

C'était elle.

Cette fille que Bryan et moi avons aimée, et qui a fini de nous trahir en restant hors de notre portée...

Au final, son départ nous a rapprochés. Le manque d'elle nous a liés. Et surtout, son silence radio a à jamais changé celui que j'étais. Car lorsqu'elle a choisi de se défaire de notre relation en rompant la promesse qu'elle aurait dû tenir sans jamais faillir, ce ne sont pas des mots vides de sens qui ont été éventé, mais la réalité qui a fini par me rattraper : on n'est jamais mieux aidés que par soi-même.

Je serre les poings. Mes yeux se perdent du côté du catafalque. J'ai envie de pisser. Ma vessie risque carrément d'exploser sans donner de préavis, pourtant je suis paralysé par sa simple apparition qui m'a poussé à tenir un hommage plus différent que prévu.

Je ne pensais pas l'évoquer. Je ne pouvais faire autrement en ayant un aperçu de ce visage qui m'a hanté plus férocement que le plus tenace des esprits.

C'était elle, me répété-je, encore une fois, incrédule. Car aujourd'hui, comme il y a huit ans, elle a disparu, portant presque à croire que sa présence n'était rien de plus qu'une illusion d'optique, une hallucination sensorielle, un mirage trompeur.

Il y a déjà une autre personne qui veut me succéder, qui attend simplement que je dégage pour tenir ma position et confier ses derniers mots à Bryan. Pourtant, je ne parviens pas à décoller de mon perchoir. Je suppose d'ailleurs que le défunt doit s'en marrer, s'il peut nous apercevoir. Je dois avoir l'air d'un con qui s'est pris un uppercut pile sur le menton ou d'un désœuvré qui ne sait faire usage ni de ses connexions neuronales, ni de ses articulations. Bryan disait que la boxe m'aurait à l'usure au vu de l'agressivité des coups que je me prends, et cet instant pourrait presque lui donner raison.

Je me râcle la gorge, esquisse un pas vers les marches avant d'adresser un dernier regard à mon ancien voisin en souhaitant qu'il perçoive les dernières pensées que je lui adresse.

Repose en paix, vieil ami. J'espère que tu puises du réconfort dans le fait que ta fille soit revenue, même si elle a un sens du timing exécrable.

Je me retire ensuite pour revenir à ma place, malgré ma vision brouillée. Ma mère me tapote la main, tandis que mon père me félicite pour mon discours. Abi n'est pas là, elle a préféré rester à la maison avec son fils, justifiant sa décision par le fait qu'il est trop jeune pour être exposé à la mort. Pour une fois, je ne suis pas en désaccord avec elle.

Les gens défilent, les cœurs s'épanchent, le manque s'exprime. Mais dans le lot, Grace ne souffle pas le moindre mot qui puisse accompagner son père vers sa prochaine demeure – néant ou au-delà, sous terre ou dans les nuages, au cimetière ou au ciel. Et je ne la vois même plus, depuis mon siège.

Quant à moi ? Je ne vais bientôt plus pouvoir retenir ma putain de vessie. Et je n'ai aucun scrupule à maudire l'idée de nous être mis au deuxième rang simplement parce que nous faisions partis des connaissances les plus proches du médecin orphelin. Car m'éclipser nécessite avant tout de me dandiner comme un manchot jusqu'à la sortie, au risque même d'attirer l'attention de toutes les personnes constituant cette assemblée.

Gotta Be You (réécriture)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant