Grace
Boston, 13 novembre 2020
Le cabinet de Wolf Cargill me fait penser à une clinique aseptisée. Les murs blancs sont couverts de cadres photos, tous remplis de diplômes, de certificats, d'attestations faisant état de ses diverses qualifications. Outre la bibliothèque qu'il a repoussée contre le mur, il n'y qu'une table basse surplombant son tapis écru, en plus d'un fauteuil en cuir marron assorti aux trois sièges qui entourent son bureau. C'est simple, épuré, à l'image de l'homme vêtu d'un trois pièces luxueux dont la seule extravagance se résume à sa couleur : bleu roi. Ses cheveux dorés plaqués en arrière, sa chemise déboutonnée au col, il a une montre Patek Philippe au poignet dont la revente suffirait à couvrir sa retraite, et ses chaussures polies jusqu'à en briller ne cessent de le porter de la porte à la baie vitrée. Un coup d'œil dans la salle d'attente, un vers l'horizon, en attendant que la deuxième personne qu'il a conviée daigne pointer le bout de son nez.
Même ma mère n'a pu obtenir de renseignements sur l'identité du second héritier de Bryan, mais il est évident qu'il ne peut s'agir que de la femme ayant brisé notre foyer.
Je prends une longue inspiration, imbrique mes deux mains ensemble pour m'éviter d'arracher la peau qui entoure mes ongles – une salle manie qui me poursuit depuis quelques années et dont je tente de me défaire, même si j'aurais bien besoin de céder à mes impulsions, en cet instant. Avec une boule logée au creux de l'estomac et l'impression que l'air dans la pièce ne cesse de se raréfier à mesure que le temps s'égrène – rapprochant ainsi l'échéance : le point culminant de cette entrevue, la première rencontre avec l'amante de « mon père » –, les mécanismes que mon corps a trouvés pour faire face à des situations paraissent les bienvenues – et tant pis pour les déconvenues.
Je me mords le pouce, sens une pointe de sel sur ma langue, lorsqu'un morceau de peau se fait arracher par mes incisives. La conversation que j'aie eue avec Fahd tourne en boucle dans mon esprit.
Si je me suis doutée qu'il me détesterait, je ne m'attendais pas à ce qu'il ébranle l'une de mes certitudes : mon père était censé m'avoir oubliée, et non espérée. Or, il n'y qu'un seul moyen d'en avoir le cœur net, je dois revenir à la maison pour avoir un aperçu de cette bibliothèque mentionnée dans les éloges funèbres de mon ancien ami et amant, même si cela ne me permettra pas d'aboutir à la moindre conclusion.
Si Bryan a vraiment cumulé des livres au fil des années : ne pourrait-il pas l'avoir fait pour lui, pour sa compagne, pour d'autres enfants ?
L'ascenseur, qui mène directement à la porte du cabinet où exerce l'avocat et exécuteur testamentaire, émet sa sonnerie stridente. Je grimace, sens mon cœur s'emballer. Derrière la porte, une conversation étouffée s'élève entre la réceptionniste, et le mystérieux héritier dont je suspecte fortement l'identité. Wolf Cargill s'élance pratiquement vers la salle d'attente pour précipiter l'échange que j'ai tant redouté.
Lorsque j'ai appris que je toucherai une part du patrimoine de « mon père », alors que nous n'avons pas eu le moindre contact pendant huit ans, ma première réaction a été de vouloir y renoncer ou en faire don à un organisme de charité. Maintenant, je ne pense plus qu'à mettre les pieds dans notre ancien foyer, dans l'espoir de pouvoir à nouveau me morfondre dans mes convictions sans avoir à me demander s'il y avait une part de vérité dans les mots soufflés à l'enterrement.
Bryan m'aimait. Ça ne peut pas être vrai. Ça ne doit pas être vrai.
Je clos les paupières. Une seconde. Juste une. Pourtant, ce laps de temps permet à l'autre invité de se retrousser dans la pièce. Ses semelles couinent contre le parquet. Plutôt qu'une paire de talons, je miserais sur de vieilles baskets, une paire de chaussures décontractées. J'ouvre les yeux, les laisse vagabonder vers le chambranle qui nous sépare de l'entrée.
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Gotta Be You (réécriture)
Dragoste(V2 / Réécriture de F.I.S.T : Baisser sa garde) Une fois qu'un cœur est anéanti, il n'y a pas de retour en arrière possible, pas de remède miracle qui puisse le rafistoler. Ça, Fahd et Grace le savent mieux que quiconque. Après tout, cela fait déjà...