Elínór
J'y ai repensé longtemps quand est venue la nuit. Il y a eu un moment où il m'est apparu une pensée parfaitement claire, quelque part entre la troisième et la quatrième heure : ça aurait été plus simple si j'avais été une fille. Il aurait été doux. Je ne crois pas qu'il sache comment montrer de la douceur autrement, ce n'est pas comme ça qu'on nous élève, dès qu'on sait se tenir sur nos jambes nos pères nous apprennent à manier le poisson, pêcher, et ne jamais se plaindre. Avec moi il ne sera jamais doux comme avec les femmes, dont on nous dit aussi qu'il faut toujours les écouter, toujours les protéger, les garder du regard des autres hommes et s'assurer qu'elles ne s'ennuient pas en amour. Sinon elles nous trompent quand on part en mer, et tout le village le sait, sauf nous – mais tout ça ce sont d'autres histoires. Le fait est qu'il aurait été plus doux si j'avais été un autre que moi, alors ça aurait pu marcher. Mais je suis moi. Moi ce n'est pas assez, je m'en rends compte le lendemain quand il m'adresse un regard froid et distant, une tape bourrue sur l'épaule avant de monter sur la barque et dire que, aye, la mer est chienne aujourd'hui, elle va nous en faire voir. Je n'entends pas la réponse mais je crois que certains ne sont pas très rassurés de monter, et moi je ne pense qu'à Arès. À cet instant je n'en ai pas grand-chose à faire des vagues, du mal de mer, je m'en fous même bien de ne pas ramener de harengs ce soir puisque bientôt je partirai.
Alors mes gestes sont automatiques, quand je ramène les filets dans la barque, que je la pousse de toutes mes forces et que j'y monte en dernier, à ma place. Toujours la même. Les gars parlent de sujets dont ils m'excluent parce que mes oreilles ne perçoivent que le roulement de la mer, et c'est plus tard que je me lève, une main prudemment posée sur la boiserie à laquelle je me tiens pour traverser la barque et m'asseoir à côté de lui. Nos yeux se croisent une seconde, assez pour nouer mon bas-ventre, éveiller la sensation qui n'est pas encore très loin dans ma mémoire. Toi qui me touches. Toi qui te baisses, genoux à terre – ça se reflète dans mes prunelles et je me racle la gorge en baissant la tête sur mon fil de ligne cassé.
— Est-ce que tu veux venir à la maison ce soir, après la pêche ?
Pas là-bas, mais chez moi. Si tu veux. On pourra prendre un chocolat, je pourrais te montrer quelques trucs dans ma chambre, j'ai des cartes postales illustrées avec des paysages des pays du sud, des endroits où il ne neige jamais. Et si tu veux je pourrais te toucher encore. Si tu veux bien je voudrais aussi sentir tes lèvres dans mon cou, même si ça mord.
✷
Arès
Pendant un quart de seconde j'imagine qu'il veut parler de la maison en ruine au bord de la mer, celle d'hier, celle des caresses interdites et des baisers volés. J'imagine qu'il me demande si je veux recommencer ce soir et je ne sais pas ce qui me fait le plus peur : la question, ou bien ce que l'idée me procure. Parce qu'elle me retourne l'estomac, provoque une sensation de froid si glaciale dans mon corps que tous mes muscles se figent ; mais il veut dire chez lui. Chez sa mère. Sa véritable maison, c'est ça qu'il me propose alors je me racle la gorge, frotte ma mâchoire sans croiser ses yeux à nouveau, je marmonne que je ne sais pas encore, je vais peut-être aller au bar. Aller me saouler. Boire jusqu'à oublier tes mains et la manière dont mon corps a plié.
Je n'ai pas dû parler assez fort cependant, ou bien comme mon visage est tourné il n'a pas dû comprendre, parce que son genou vient cogner le mien timidement, pour un appel, une demande de réponse. Le choc, bien que léger, électrise jusqu'à ma nuque, et ça doit le surprendre lui aussi parce qu'au lieu de retirer le point de contact, il le laisse, et je le fixe, le point, ce point où nos corps se rencontrent malgré les couches de vêtements.
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Les glaciers pleurent en été
RomanceLe garçon des airs n'entend pas. On lui a arraché les ailes à la naissance, le bruit a assourdi ses oreilles, et depuis il a besoin de lire sur les lèvres les mots des autres, de ceux qui entendent mais ne parlent pas. Dans un petit village sans nom...