«Avez-vous entendu la rumeur? Il paraît bien que Monsieur Kusler prend un pensionnaire!
-En effet, il s'agirait d'un jeune aventurier, de ce qu'on dit. Le Loup Solitaire n'aurait-il pas de quoi finir le mois?
-N'est-il pas pourtant aisé? Se sentirait-il enfin seul, dans sa maison isolée du monde?
-Je me demande pourquoi il n'est pas déjà marié... Il est bel homme, pourtant... Oh! Le voilà donc!»
James passa, non sans fusiller du regard les commères qui le dévisageaient depuis qu'il était entré dans le village. Son visage tout entier exprimait de la lassitude et du mécontentement, dissuadant toute personne qui tenait un tant soit peu à la vie de l'approcher. Il venait, à contre-cœur, chercher des ingrédients pour cuisiner un dîner correct. Malgré son aversion profonde pour les gens, le jeune homme était obligé de se rendre à Glen, le village le plus proche de chez lui, car sa maison n'était pas totalement autosuffisante, à son plus grand regret. James marcha droit vers la sortie du village sans être importuné et prit la route vers son chez-lui, Weeping Willows.
James marcha d'abord sur la route, puis s'enfonça dans la forêt, suivant un sentier qu'il connaissait sur le bout des doigts. Cette fois, il ne s'attarda pas pour admirer la beauté toute neuve qui naissait sur le bout des branches, sur les fleurs et la terre, annonçant le retour tant attendu du printemps, car James devait parcourir presque cinq kilomètres avant d'arriver chez lui. Habiter une petite maison en plein milieu de la forêt avait également ses défauts... Le paysage défila devant les yeux du jeune homme pressé: d'abord une forêt d'arbres qui renaissaient doucement, entourés de verdure et de jolis champignons, puis un champ où se mêlaient dents-de-Lion et pavots dans des tons chaleureux que le vent charriait avec douceur, et enfin, des saules, à la fois dignes et larmoyants, leurs branches d'une pâleur immaculée dansant gracieusement avec le souffle du Zéphyr. Les saules de Weeping Willows. Chez lui. Un très léger sourire prit place un instant sur les lèvres de James, tandis que les saules l'accueillaient avec des murmures bienveillants et que sa maison apparaissait au détour du sentier. Weeping Willows était une jolie petite demeure, pleine de joie de vivre, de magie féerique, accueillante et chaleureuse.
James passa la porte et fila déposer ses achats dans la cuisine, avant de s'assoir sur son fauteuil et de souffler un instant. Les gens l'épuisaient plus que de raison... Alors que l'après-midi touchait à sa fin, le Soleil d'été s'entêtait à éclairer cette petite île qu'était l'Ile-du-Prince-Édouard, autrefois féeriquement appelée Abegweit. James alluma tout de même quelques bougies, et profita de sa dernière soirée seul avant deux mois: demain, un autre homme partagerait son logis. James avait entendu qu'un aventurier cherchait refuge pour l'été, et personne ne voulait le prendre. James l'avait pris en pitié et avait répondu à sa lettre. Après tout, Weeping Willows possédait une chambre d'ami, et une personne dans la vie de James ne pourrait pas lui faire plus de mal que ça... «Et s'il est grossier et désagréable, je le remettrai en place de telle façon à ce qu'il ne soit plus jamais une nuisance», songea James.
Le lendemain jeta sur Weeping Willows une pâle lumière, et le lever de soleil était d'une exceptionelle beauté, faisant s'évaporer les dernières ombres de la nuit. Les saules agitaient leurs branches dans un concert fort agréable, et les fleurs du jardin s'ouvraient avec plus de grâce et de délicatesse qu'elles ne l'avaient jamais fait: toute la maison et son entourage, la baie de Red Wind, semblait se préparer à acueillir une âme nouvelle dans le logis de James. Le jeune homme s'était levé tôt et avait revêtu une tenue d'été correcte constituée d'un simple pantalon noir et d'une chemise blanche. «Au diable les nouvelles modes», fut la pensée de James en coiffant ses cheveux de jais. Il mangea rapidement, puis fit le ménage, afin que son pensionnaire arrive dans une maison propre. Ce dernier était censé arriver vers midi, alors James se mit aux fourneaux. La cuisine n'était pas un endroit pour les hommes, disaient les autres, mais un homme seul devait bien savoir cuisiner pour vivre. James était seul, et rien que pour cela, il était mal vu de la société.
Le jeune homme prépara de quoi nourrir convenablement deux personnes et attendit. Le Soleil était à son plus haut et le vent se faisait brûlant quand on toqua à la porte. James sut que c'était lui, car personne d'autre ne s'aventurait jamais dans la baie de Red Wind, encore moins dans les alentours de Weeping Willows. La porte s'ouvrit sur un jeune homme fort beau: ses cheveux blonds en bataille qui retombaient devant ses yeux limpides et son sourire malicieux le faisait ressembler à un ange. La première pensée de James, à sa grande surprise, fut que ce garçon était d'une beauté incomparable. Malgré tout, il n'en laissa rien paraître et glissa sur le côté pour laisser entrer son hôte.
—Bienvenue à Weeping Willows, le salua-t-il plutôt froidement.
Le nouveau venu ne sembla pas se formaliser un seul instant du ton glacé de James et se tourna vers lui.
—Oh, quel beau nom pour une si jolie maison! s'exclama-t-il d'une voix pure et claire. Vous savez, je vous suis infiniement reconnaissant de m'acueillir ici. Oh, et quelle jolie maison! À l'extérieur comme à l'intérieur, elle est d'une beauté comme je n'en ai jamais vu auparavant! Je m'appelle Alexander Maljoe, ravi de vous rencontrer.
Le-dit M. Maljoe s'inclina légèrement. James, déconcerté par un tel moulin à paroles, mit quelques secondes avant de se présenter.
—De même, M. Maljoe. Je suis James Kusler.
Son ton avait un peu perdu de sa froideur, qui avait sûrement fondu au contact de la chaleur de l'autre.
—Oh, je vous en supplie ne m'appelez pas ainsi! J'ai toujours eu horreur de mon nom de famille, je le trouve si laid! Le vôtre est tellement plus joli à l'oreille, vous ne trouvez pas? Maljoe est peu convenable, il sonne comme un faux accord, je trouve cela horrible. Appelez-moi simplement par mon prénom! Après tout, nous allons passer deux mois ensemble, alors autant devenir amis dès maintenant, pas vrai?
James haussa un sourcil, dubitatif. Ce garçon était d'une vivacité sans pareille, et d'une sociabilité qui faisait défaut à James. Il finit par hausser les épaules.
—Je ne suis là que pour vous héberger, alors appelez-moi comme vous voulez.
—Ce serait bien triste que nous ne soyons que des étrangers durant ces deux mois, vous ne trouvez pas? répondit immédiatement Alexander. Et puis, vous habitez si loin du monde et votre maison semble si féerique! Je ne pourrais pas me lasser de Weeping Willows, j'en suis certain. Je sens que nous pourrions être de très bons amis! Oh, s'il vous plaît, pouvons-nous être amis?
—Je suppose que oui, répliqua James d'une voix hésitante.
Un grand sourire éclaira aussitôt le visage du nouveau venu.
—Oh, merci énormément! J'ai hâte de voir ce que ces deux mois nous réservent!
James, amusé de la joie enfantine d'Alexander, se surprit à esquisser un sourire. Une rencontre importante venait d'arriver, et Red Wind ne sera plus jamais la même...
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Au temps des Tournesols
Poesia-- Les mots se lassent des choses banales; pourtant ils s'effacent quand les sentiments prennent place...