CHAPITRE VII

0 0 0
                                    

Nous nous dirigeons vers ma voiture dans un parking toujours plus abandonné. Les souffles alizés écrasent mon costume atrabilaire et soulèvent la robe ambrée de Camille à intervalles réguliers. Ce pourrait être une nuit comme une autre... La choupette se tient droite, ses billes fiévreuses fixant ardemment notre véhicule endormi, lorsqu'elle s'exclame :

« Mais c'est quoi ton problème, en fait ? Je ne suis pas assez bien pour toi ?

Laisse tomber, t'es complètement déchiré.Certainement pas ». Elle ne marche plus.

A cette exclamative je me retourne, interloqué.

« Quoi ?

- J'ai passé la soirée à te chercher du regard, j'ai même dragué un pauv' type pour que tu me remarques enfin. Mais rien. Jamais rien avec « Patron ». Faut que j'enfile une mini jupe pour t'intéresser ou que j'me mette à chialer comme l'aut' fois, c'est ça ? Je fais quoi pour que tu m'regardes, Patron ? Oh Aliam, j'écoute ! »

Je ne trouve rien à répondre, seule l'incompréhension traverse mon esprit. Ses yeux perlés de larmes ne cessent de me toiser tandis qu'un silence pesant s'installe entre nous. Elle attend quelque-chose, que je m'énerve sans doute, que je lui fasse enfin part de mes pensées – ce que je ressens. Une liberté que je m'efforce de retenir en moi. Rien ne sort. « Alors c'est tout ? »

Silence.

(...)

« Putain, tu vas parler ? »

(…)

« Patron, je t'en prie, dit quelque-chose... »

(…)

« Aliam, putain... »

(...)

« Mais merde. Je fais quoi pour me faire remarquer de Monsieur si même mes maquillages et mes vêtements ne le font pas bander ? Eh, ne me regarde pas comme ça. Je ne t'intéresse plus ? Je l'ai bien vu : est-ce que je t'ai fait au moins un peu d'effet ? Je te dégoûte, c'est ça ? Je t'ai dit de ne pas me regarder comme ça, comme ça je veux dire ! Mais dis-moi, je t'en supplie ce que je dois faire pour plaire au Patron ! Toi aussi tu trouves que je ressemble à un monstre ? Mais parle-moi ! Parle-moi !
- Arrête, tu n'es pas dans ton état normal. Rentrons.Mais j'sais pas, dis-moi au moins ce qui est normal alors, dis-moi ce que je dois faire pour être à la hauteur, merde !Mais de quoi tu parles, Camille ? Mais c'est pas suffisent ce que je te dis ? Aime-moi, bordel ! Pourquoi c'est aussi dur au juste ? C'est quoi ton problème ? »

« Regarde où on est, regarde ce que tu m'fait faire ! Il fait nuit, je suis avec un putain d’alcoolo sur un parking public loin de chez moi et même cet ivrogne ne s'intéresse pas à moi ! Tu vois pas tout ce que je fais pour toi ?
- C'est pas si simple Camille, tu le sais bien...Mais justement, tu ne me dis rien. » Il marque un point.

« Gamin, pas maintenant ».

Mes pas sont lourds, je peine à retrouver la voiture tandis que la peluche me regarde sans un mot. Je la sens derrière moi, m'observant d'un regard que j'imagine aussi glaçant que mes larmes. Je ne sais que dire. Je l'aime, mais est-ce toujours aussi viable ? Elle ne comprend pas et cela est justifiable, mais comment lui expliquer ? Jamais elle n'aura ce qu'elle souhaite, surtout si cet amour est nourri par la même blessure qui l'a poussée à se jeter dans mes bras il y a quelques heures. Je suis perdu.

« Pourquoi tu me fais me sentir comme ça au juste, Patron ? Pourquoi suis-je obligé de supporter tout ça ? » Je soupire.

- Peut-être que l'image que tu t'es forgée du Patron n'est simplement plus viable gamin et que tu vas surtout devoir ouvrir les yeux pour de bon. Qu'est-ce que tu veux dire par là ? »

Je soupire à nouveau. « Jamais tu ne t'es demandé où j'en étais avec notre relation, cela est-il si secondaire pour toi ? Autant on ne peut te résumer à ton ancien rôle dans l’émission que je suis une personne tout à fait différente du mien. Je ne suis pas juste ce Patron que tu t'imagines, OK ? Je n'aime pas le sexe, je suis mal à l'aise avec tout ce qui concerne mon passé et j'aime prendre mon temps avec mes relations. Cela ne veut pas dire pour autant que je ne t'aime pas. Laisse-moi prendre mon temps et ne me presse plus, sinon rien ne sera possible entre nous.

La peluche m'examine. Je comprends les tourments qui imprègnent son regard sans même dévier ma concentration des couloirs bétonnés. Le reste du trajet se poursuit dans un triste silence familier. Les lumières deviennent rares et le bitume se fond bien trop brutalement à la nuit brumeuse et monochrome. Les lumières se confondent.

Arrivé en face de l'immeuble, je la laisse monter seule, clés en main. Je ne rentrerai de si tôt. Pour l'instant, direction terminus : la maison. La peluche râle comme à son habitude en apprenant mes intentions mais finalement me laisse filer, sachant qu'elle ne pourrait me faire changer d'avis. La route sera longue, j'en ai bien besoin.

Au fond, j'ai fuis autant que j'ai cherché l'amour toute ma vie. Tantôt l'espérant, tantôt l'abhorrant, j'ai sacrifié de nombreuses années à chercher le fragment oublié qui me rendrait appréciable, sans réussite aucune. Il me souvient de ces cris qu'un ventre de l’abîme frappait, ces souvenirs de larmes tant je voulais être chéri. J'aimais : l'abandon, être laissé à nouveau dans ce champ vide et sans âme qu'on me prêta à l'aune de mon adolescence. Mais toujours j'ai cédé, pourvu qu'on m'apporta ce douloureux réconfort cathartique, ce profond remède dont je ne pouvais me résoudre.

Ma mère, mon père, toi... tous ces douloureux souvenirs dont j'emplissais les échos par un inconfort perpétuel... Personne ne pourrait jamais m'approcher. Je m'accrochai à cet espoir d'être un jour apprécié, aimé, sans ressentiment aucun. Vivre parmi les autres sans peur aucune d'apparaître fruste ou déplaisant. Plusieurs fois je crus en cette ingrate illusion, alors je me supportais à mon tour. Pour vous, lui, toi précisément. Je crus être aimé, sincèrement. Ce n'était pas le cas, ce n'étais jamais le cas. Amertume.

Alors je me rends compte qu'une fois la porte franchie, il ne suffit plus. Pas de misère, pas d'attente, encore moins d'espérance rompue. Je peux vivre par moi-même, non pas seul mais indépendant. Aucun besoin d'être aimé quand la liberté suffit.

Je suis à mi-chemin entre la dernière maison et l’hôpital de la ville. C'est un rêve bien singulier que je partage. Il n'y a personne. Aucune ombre ici n'y a mit les pieds. Il y a moi et il y a l'Autre, je suis aussi cet Autre comme il est moi, surtout. Je ne l'ai jamais apprécié.

Une main active une poignée de porte, elle l'ouvre brutalement. Le personnage, surprit par la fraîcheur et la brise extérieure s'arrête un instant. Puis la fumée d'une cigarette, son souffle ; il a froid. La troisième main sur son épaule.

Mon rire, cela doit bien être la première fois qu'il sonne de cette façon, je quitte la peluche pour me retrouver un peu plus loin dans la rue éclatante. Jamais. Je reprends mes esprits.

Personne jamais ne pourra m'aimer comme je veux l'être et cela serait fort vain pour moi de demander l'impossible. Aimer et être aimé, pourrais-je vivre sans ? Me connaissant ou du moins, sachant mes limites, je suis le seul à savoir comment m'aimer, alors pourquoi attendre ? Et pourtant... quel chemin me reste-t-il à parcourir avant d'être définitivement et cela sans mensonges, moi-même ?

J'existe et ne rêve plus.

« Good night sweet prince ».

Épilogue pour une seconde vieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant