Chapitre2- L'apesanteur

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Quatre mois auparavant,


Il est minuit trente. Tunis semble réussir à vaincre l'obscurité de la nuit grâce aux lueurs hésitantes de ses réverbères, mais abdique devant la cruauté du froid glacial de Décembre. Des sans-abris sont dispersés dans les recoins sombres de la ville, emmitouflés dans leurs lambeaux crasseux, les yeux vides rivés vers le pavé. Pourtant, il suffit de lever la tête pour voir un magnifique ciel parsemé d'étoiles dont la beauté inspire rêves et espoirs. Mais, eux, Ils sont sur l'autre versant de leur existence. Leur descente vertigineuse des cimes de la vie vers les abysses de la survie était si étourdissante qu'ils ont pris l'habitude de sombrer dans une indifférence léthargique.

La Rue de Marseille est somnolente. La porte d'un minuscule appartement donnant sur le toit d'un vieil immeuble colonial est entrebâillée. Ramy la laisse toujours ainsi pour éviter l'horrible grincement qui accompagne la manipulation de la vielle poignée rouillée. Sur l'épaule deux serviettes de bain blanches et dans la main deux grandes bougies, il pousse légèrement la porte, sort sur les pointes des pieds et marche à pas feutrés. Ses traits sont crispés d'inquiétude.

Aucun des occupants des quatre appartements de l'immeuble ne doit intercepter le moindre son. Surtout pas Bakhta. Cette vieille louve est toujours aux aguets, même tard la nuit. Elle dort les oreilles dressés, les yeux grands ouverts et sonde le moindre mouvement. La CIA l'aurait recrutée si elle avait eu des échos sur ses performances hors normes en matière d'espionnage et de filature rapprochée. Elle les aurait même affranchis de dépenses superflues en matériel et gadgets à technologie pointue qui seraient inutiles en sa présence. Elle est un mouchard incarné.

Ramy se dirige vers une petite verrière qu'il s'est fait construire quand Bakhta est parti à Sousse pour le mariage de sa nièce qui a pris sept jours et sept nuits. Une aubaine pour lui, car Bakhta ne quitte jamais son fief et a toujours la main mise sur ses quatre locataires qu'elle fait marcher à la baguette. Il ouvre la porte, entre et la referme derrière lui. Un chauffage à gaz diffuse une chaleur agréable. Il allume les bougies et les met à même le sol du toit, peint à la chaux blanche. La lumière vacillante éclaire une petite piscine gonflable rectangulaire remplie d'eau, un grand télescope dont l'objectif est dirigé vers le ciel et une chaise basculante en rotin naturel.

Il s'approche du télescope placé sur un trépied. Il place son œil droit sur l'oculaire et ferme l'œil gauche. La collimation est parfaite, pas besoin de réglage. Le ciel est clair. Il s'oublie dans l'observation. La voie lactée, Une immensité cosmique insondable pour nous. Un point insignifiant dans l'infinité insoupçonnée de l'univers.

Ce soir du quatorze décembre, le spectacle céleste des Géminides est époustouflant, avec approximativement cent météores par heure. Hélas la photopollution réduit le champ d'observation. Il n'a pas pu s'offrir des filtres anti-pollution lumineuse. C'est hors de prix pour un chômeur dépouillé, errant depuis trois mois, entre les venelles de Tunis en quête de réconfort parmi les abhorrés de la société et d'un emploi décent, n'importe lequel, l'important est de survivre dans la dignité.

Un soupir nostalgique secoue son être. Tataouine lui manque tant. Son ciel cristallin. Le noir absolu des nuits du désert, surtout l'été sous la pluie des Perséides, quand la Galaxie offre son show de feu d'artifice avec ses étoiles filantes.

Il a lu quelque part que dans la Grèce antique, les gens croyaient que des étoiles tombent lorsqu'un Dieu de l'Olympe soulève le ciel pour observer les mortels sur Terre. Pour eux, une étoile filante signifie qu'un Dieu était plus proche d'eux et à l'écoute de leurs tourments, malheurs et espérances. Ils en profitaient pour lui chuchoter leurs rêves et souhaits. Mais à l'ère où tout phénomène s'explique scientifiquement, il est risible de continuer à mimer des rituels mythologiques millénaires.

Trêve de superstitions, ce ne sont pas des étoiles et cela ne sert à rien de faire des vœux en les observant. Ce sont juste des grains de poussière, des météores, des débris, souvent pas plus gros que des grains de maïs ou de riz, arrachés par le vent solaire à des comètes voyageant dans l'espace. Quand ces essaims de météores impactent la haute atmosphère terrestre à des vitesses allant jusqu'à soixante-dix kilomètre par seconde, leur frottement dans l'air provoque un échauffement qui arrache les électrons des atomes. Il en résulte une ionisation qui se manifeste par l'apparition dans le ciel d'une traînée de lumière étincelante et éphémère, que l'on appelle étoile filante.

Tout s'explique de façon scientifique. Mais l'humain préfère toujours mettre sa touche de romance ou de superstition. Et les météores, poussières du ciel, deviennent alors étoiles filantes capable de réaliser nos vœux du simple fait qu'on les aperçoit. Peut-on blâmer l'humain d'avoir crée ces fabulations pour se rassurer, raviver son espoir et se sentir mieux? Il ne saurait répondre. Il évite toujours de juger les croyances des autres. Mais lui,  il ne croit qu'à la science. Pour lui c'est la seule vérité qui compte. Tout le reste n'est que frayeur insensée et fuite de l'inexorable affrontement.

Ramy effleure le télescope tristement, puis se retourne malgré lui comme s'il obéit à une voix intérieure et se rapproche de la piscine.

Il enlève son bonnet et sa longue robe de chambre polaire. Il reste en maillot de bain noir imprimé de petites étoiles blanches. Il enjambe les bords de la piscine, s'immerge dans l'eau tiède, flotte sur le dos et savoure l'apesanteur, comme il le fait presque chaque nuit. Les bras sur les côtés. Les yeux ouverts. Un sourire paisible détend son visage.

Et dire qu'on est tous accrochés à une planète, elle-même accrochée à la Galaxie, elle-même accrochée dans un espace insondable constellé d'une infinité d'astres et de corps céleste, galaxies, amas d'étoiles, nébuleuses, trous noirs et puis l'infini incommensurable. Submergé de sérénité et d'extase, il admire la mystérieuse immensité de l'univers. Les bagatelles de la vie, les tourments triviaux de tous les jours s'éclipsent. Les factures, loyers et dettes impayés. Son chômage et sa précarité financière. L'insignifiance de l'être devant cette infinité éblouissante le rend si indifférent, si placide, si léger.

Si seulement il était assez riche pour réaliser son rêve de se délivrer de son poids, tomber dans les abysses du ciel, s'immerger dans l'immensité de l'espace et tout oublier. Mais lui, il n'a plus rien. Il a tout perdu, le costume et la cravate à la con, son salaire de banquier mesquin suceur de sang, son honneur, sa dignité et surtout sa vocation pour laquelle il ne s'est jamais vraiment battu.

Une voix mélodieuse caresse le silence qui enveloppe l'obscurité. On entend de loin une chanson triste qui sonne comme un gémissement. Ramy sourit. C'est l'heure où Halim commence à farfouiller dans les poubelles égarées en chantant, souvent avec d'autres vagabonds, à la recherche de restes comestibles susceptibles d'apaiser le gargouillement de son estomac creux. Allez savoir d'où est-ce qu'il puise cette force mythique pour chanter les pieds dans les immondices. Un sourire attendri illumine son visage puis s'éteint.

Ramy savoure encore un moment la beauté sereine du ciel. Yamma serait-elle vraiment là-haut ? Il aimerait bien le croire, rien que pour sentir la paix de sa présence quelque part, peut-être même dans un monde parallèle. Elle lui manque tant. Sa voix tendre et mélodieuse. Sa générosité inconditionnelle. L'odeur enivrante de musc qu'elle exhalait quand elle déambulait avec sa joli « mélya » d'un rouge flamboyant ornée de fils d'or. Le tintement de ses bracelets en or jaune. Son rire qui illuminait la maison et remplissait son cœur de paix. Tout cela lui manque atrocement. Ramy ferme les yeux et ne bouge plus.

Le temps passe. Son corps toujours étendu sur l'eau est inerte. On entend le grincement de la vielle poignée rouillée. Une ombre s'avance lentement vers la verrière. Elle s'arrête brusquement. Le corps de Ramy gît encore sur l'eau, inanimé.

Pour un milliard de DollarsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant