La Volonté du Diable

Chapitre 3 - Kaï

Il ne me faut que vingt minutes pour atteindre la réserve naturelle. Et dix fois moins de temps pour trouver la source de mes problèmes. D’après les grognements de l’incube et les glapissements de ses proies, ils ont choisi l’encoche littorale à côté de la falaise du Gap. Aka le coin le plus inaccessible de la réserve. Une secousse, légère mais suffisante pour déstabiliser quelqu’un d’inexpérimenté, confirme ma supposition. Je vais leur faire la peau !

Parvenu au bout de la terre, je m’accroupis et pose la main droite sur le sol. L’herbe dansante au gré du vent marin relaie mon désir et, en quelques secondes, la pierre se crève à intervalles réguliers sur toute la hauteur de la falaise. Satisfait en constatant que cette prouesse ne m’a demandé aucun effort – même si c’était à prévoir –, je ne permets cependant pas à ce sentiment de prendre le pas sur la prudence et laisse cette dernière me guider.

Accroché au mur de pierre, un réflexe acquis par la pratique m’incite à fermer les yeux. Une protection contre un éventuel vertige et un moyen de faciliter ma communication avec la Terre. C’est toutefois avec lenteur que je descends – j’aurais l’air malin si je chutais.

Réceptionné sur la petite plage de galets en un seul morceau, je m’autorise à rester immobile quelques secondes. La légère crampe me brûlant les entrailles est un avertissement que je ne dois pas ignorer : mon Feu a très envie de faire la fête. Un peu trop, même.

Une fois que je suis certain de pouvoir contrôler – enfin, faire entendre raison à – mon élément incendiaire, me voici plus à même d’analyser la situation. Au détail que le décor n’est jamais le même, la scène qui se joue sous mes yeux ressemble à s’y méprendre aux précédentes. Isas se dresse seul face au démon et le tient à distance en lui balançant de l’eau. À première vue, il gère plutôt bien la situation. Je remarque cependant, en m’attardant sur son visage, que sa bouche est un peu trop ouverte et que ses yeux clignotent sans cesse. Essoufflement et problème de vision ; depuis combien de temps lutte-t-il ? Quant à Gordon, son partenaire, il s’est recroquevillé derrière un rocher, les mains tremblantes dressées devant lui. Le vent qu’il crée emmène poussière et sable gêner le démon, qui n’en fait pourtant pas grand cas.

Gordon me repère alors, le soulagement se dessinant sur son visage et ses épaules tendues. Je secoue la tête. Ces deux-là sont plein de bonne volonté et, mentalement, leur binôme fonctionne à merveille. Mais ils n’ont que vingt ans et une incroyable capacité à enchaîner les bourdes. Pourtant, ils ont été sélectionnés aussi facilement que moi et Montgomery persiste à les laisser patrouiller… encore plus quand je suis dans le coin pour réparer leurs bêtises. Être comparé à des amateurs, un vrai plaisir. Et si comme cela ne suffisait pas, leur magie en elle-même pose problème : Isas maîtrise le Feu et l’Eau, Gordon la Terre et l’Air. Or, concilier deux éléments opposés n’est pas une mince affaire, d’autant plus pour quelqu’un qui débute.

L’incube, quant à lui, a dévoilé les veines marrons qui parcourent ses avant-bras et déployé ses ailes brunes. En affichant ainsi sa véritable apparence, il indique par la même occasion ses intentions : terminer son affaire sur ceux qui l’ont interrompu et leur arracher la tête.

L’ordre n’étant pas encore établi.

Je m’approche aussi discrètement que possible. Le démon me tourne le dos mais seulement de trois quarts, il peut donc m’apercevoir du coin de l’œil droit. Pour autant, il ne semble pas détecter mon arrivée… ou il fait semblant. Qu’à cela ne tienne. Je suis suffisamment puissant pour me passer de l’effet de surprise.

Trois mètres me séparent désormais de ma cible, une distance que j’estime en fonction dont l’odeur de soufre diffusée par le démon me prend au nez. Je referme le poing et y tisse un long fouet d’eau réfrigérante. Les Incubes sont comme les chats : ils fuient l’eau comme nous la peste, car leur libido démesurée s’accompagne d’un contrôle du feu.