Chapitre 8 : Une Part de Moi-Même

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     — Je t'ai fait peur ?

    Ma voix est plus rauque que je ne l'aurai désiré.

    — Oui, lâche-t-il au bout de plusieurs secondes, sans pour autant desserrer les mâchoires.

    — On a beau savoir, ça déstabilise toujours quand on l'a en face de soi. Hein ! complété-je à sa place.

   Skätten ne répond rien, mais garde ses yeux rivés sur moi. Son regard est indéchiffrable, pourtant je n'ai guère envie d'épier ses pensées. À la place, je trempe mes lèvres dans mon borsamino ; au fond, je préfère qu'il garde sa part de mystère. Soudain, je le sens comme prêt à me prendre la main et la retire vivement. Mais non ! En fait, il est même surpris de ma réaction.

    — Qu'est-ce qui te prend ? me reproche l'autre dans ma tête.

    — Je... je ne sais pas.

  Dans le fond de mon verre, j'aperçois mon reflet ; j'ai presque retrouvé figure humaine. En sourdine, l'orchestre joue un air lourd et poisseux qui nous englue tous.

    — À quoi penses-tu ? Est-ce qu'il vient avec nous ?

   Je lève les yeux vers le plafond où pend un crâne, une bougie dans la bouche. De ma poche, je tire le petit sachet confié par le faune, je crois que le moment est venu pour moi de m'envoyer en l'air.

    — Tu en veux ? demandé-je à Skätten, comme je lui tends une cigarette roulée.

   — Ouaip ! Si tu m'expliques le lien entre ta chute et cette bibliothèque en ruine, où nous avons retrouvé ce fragment de parchemin.

  Je vois sa main s'avancer vers mon visage. Je dois presque m'agripper à la table pour ne pas me reculer. Lents, ses doigts se referment sur le cylindre blanc, qui disparaît alors dans la poche extérieure de sa veste.

   Mais qu'est-ce que tu es Skätten ?

  Depuis qu'il m'a avoué avoir surpris mes pensées, un sourd malaise s'est emparé de moi et ce n'est pas le souvenir de cette bibliothèque incendiée, qui améliore ma condition mentale.

    — Laisse-moi planer et on en rediscute après ! D'accord ?soufflé-je, comme je porte le joint à mes lèvres.

   Une minuscule boule jaune et éthérée s'approche. L'instant d'après, je plonge la tête la première dans un monde de soie et de coton. Je suis toujours dans cette salle des frères Lunaires, enfin mon corps, car mon esprit flotte au-dessus, perdu quelque part dans la nuit ; j'oublie... enfin.

    Skätten ne bouge pas. Il veille sur moi ; je l'en remercie. Deux morts, trois bouts d'histoires plus tard.

    Que sais-je de ce qui se cache derrière ?

  Roulé en boule dans le ciel, je suis ce que je devrais être et c'est l'un des rares instants où je l'accepte. Soudain, une décharge me projette hors de ma bulle inconsciente ; une comète dorée, composée de matière rêve. Étrange, car les astronomanciens les repèrent toujours à l'avance. Toujours à l'intérieur de ma sphère, je la vois qui poursuit sa route avant de disparaître derrière l'horizon, quand je réintègre avec brutalité mon corps sensible.

    — Partons, lâché-je d'un ton brusque, presque haineux.

    — Que...

    Mais je ne lui laisse pas le temps de répliquer, je suis déjà à la porte du bar, un pied sur le seuil.

    — M'expliqueras-tu, enfin ? m'enjoint-il alors qu'il me rejoint.

    — Plus tard ! En attendant, j'espère que tu n'as rien contre une petite croisière sur le Styx ?

    — Le Styx ! Tu parles du fleuve des Enfers ! s'exclame mon compagnon, épouvanté.

   Je ne peux me retenir le fou rire qui me hérisse les côtes. Il y a des mythes qui ont la vie dure, même s'il existe toujours une part de vérité. Pour le rassurer, je lui passe mon bras par-dessus l'épaule et l'emmène à l'écart de la foule tapageuse. Bras d'sus, bras d'sous, nous repassons devant Ernest qui nous salue avec sa bonhomie habituelle.

    — Au plaisir de vous revoir !

   Je le salue de la main avant de nous entraîner dans la ruelle obscure. Silencieux, Skätten me suit. J'ignore pourquoi il m'a pris de l'emmener avec moi de l'autre côté de la Frontière, mais je sens que son aide me sera précieuse, sans que je puisse dire qu'elle en sera la nature, encore moins le prix à payer.

    — Où allons-nous ? me questionne-t-il.

   — De l'autre côté, murmuré-je d'une voix sourde, car j'ai aperçu des silhouettes se glisser dans l'ombre ; ce qui n'augure rien de bon.

   Nous nous apprêtons à traverser, quand je lui balance mon poing au travers de la figure, avant de le balancer au travers du porche d'une porte oubliée ; il s'en tirera avec un bel œil au beurre noir et m'en excuserai plus tard. D'un coup d'œil discret, je m'assure que mon ami est parti, certes un peu brutalement, rejoindre Morphée. Soulagée, je lance sur lui une rune d'invisibilité et me retourne. À quelques pas de là, s'avancent des ombres menaçantes. Des idoles anarchoïques. Putain ! Manquaient plus que ça.

    — Si c'est pour un viol en réunion, j'crois qu'vous êtes tombés sur la mauvaise personne, les gars, ricané-je.

   De leur peau écailleuse s'échappent des vapeurs méphitiques et lubriques. Ce n'est pas la première fois que j'en affronte, mais jamais plus de cinq à la fois. Maintenant immobiles, ils se sont placés en cercle autour de ma personne. Heureusement pour moi aucun d'entre eux ne semble pas avoir remarqué la présence de la niche à ma droite, où j'ai balancé ce pauvre Skätten. Tout à coup, je reçois un coup violent dans les lombaires.

   Pourquoi ne l'ai-je pas senti ?

   Mais je ne m'écrase pas par terre. Non ! Celui qui me l'a donné m'a relevée et m'enserre maintenant entre ses bras puissants. En face de moi, un autre en profite pour armer son sexe qui se tend d'un coup. Répugnant. Dissimulé, derrière un masque, je n'aperçois que les yeux de mon adversaire ; visiblement ravi de cette prise.

   — Souris mon gars ! Je suis sûr que tu vas adorer, ris-je à gorge déployée comme mes mains se referment sur sa chair tendre et dure à la fois.

  Interloqué, celui-ci semble ne pas comprendre jusqu'à ce que mes griffes la lui arrachent d'un coup sec. Hélas, il n'est pas tout seul et ce serait sans compter avec mes autres adversaires, qui paraissent soudain prendre la mesure du problème qui leur fait face. Pourtant, au lieu de reculer, ceux-ci gardent leurs distances, comme pour jauger de leurs opportunités. Sur le sol, dans une mare de sang, leur compagnon se tord de douleur, un boudin mou à côté de lui.

   — Quelque chose qui cloche. Ils sont trop nombreux, marmonné-je. D'habitude, ils n'attaquent qu'en petit comité, surtout quelqu'un de seul.

    — As-tu vu le fond de leurs yeux ?

    — Qu'entends-tu par là ?

    — Regarde ! me hurle-t-il, alors que le castrat se redresse.

L'Orgue du DiableOù les histoires vivent. Découvrez maintenant