La plume entre mes doigts, je ne peux m'empêcher de m'interroger. Nous avons tous entendu les mêmes histoires, au sujet de l'Armageddon survenu il y a mille ans et qui a donné naissance à ce que nous appelons désormais, la Frontière. Mais, au fond, que savons-nous ? Dubitative, je tire longuement sur ma cigarette, les yeux tournés vers le vide.
— Ophélia ?
Le verre porté à ses lèvres, elle le repose sur le comptoir puis me dévisage. Dans le fond de la salle, une pianiste prend place ; aveugle si j'en crois la canne blanche qu'elle tient entre ses mains.
— Oui ?
Le ton de sa voix trahit une sourde inquiétude, de même qu'une certaine curiosité.
— Que sait-on des origines de la Frontière ?
Un sourire en coin étire soudain ses lèvres tandis qu'elle pose un doigt sur les miennes.
— Écoute, me souffle-t-elle.
Brèves, sèches, les notes sont comme autant de minuscules coups de poignard dans nos chairs. À chaque impact du marteau sur la corde, je sens le coin qui s'enfonce dans mon cœur comme pour en éprouver la douleur.
Pourquoi ne dit-elle rien ? Pourquoi ce silence ?
J'étrécis les yeux à la recherche de ce qu'elle peut bien me cacher. La musique s'arrête. Ophélia me couve du regard ; la plume est toujours entre mes doigts.
— N'oublie pas, tu es le Spectateur, semble-t-elle me murmurer.
— OK, OK. Tu ne veux rien me dire à ce sujet et je dois découvrir moi-même la solution. Ça me va. Maintenant, explique-moi ce que vous trafiquiez à Schwartztotenkopf. Autant que je sache, personne ne vient ici par plaisir, tout ce que le monde compte comme démon y a trouvé refuge.
Au même instant, quelqu'un passe dans mon dos et un frisson me parcourt l'échine. Un peu vive, je me retourne, prête à faire tâter de mon poing la figure de l'importun.
— Oh ! Doucement princesse ! s'exclame Armand, alors qu'il aperçoit la menace.
Mais il ne va pas plus loin, car son regard tombe sur la plume couleur ivoire.
— Ah ! soupire-t-il. Ophélia t'aura expliqué.
— En partie, on va dire et je n'aime pas du tout la tournure des événements. Pourtant je ne puis croire qu'il soit derrière cette histoire d'orgue, cela n'aurait aucun sens.
Alors que je parle, je les aperçois qui échangent un sourire complice ; je secoue la tête.
— Donc Lucifer quitte les enfers il y a mille ans de cela et cause une déchirure dans les dimensions - les univers sont alors envahis par des créatures venues de tous les horizons - et laisse comme cicatrice ce lieu que tous appellent la Frontière ; même si elle n'a pas de réalité physique. Pourquoi est-il parti ? Mystère et au fond peu nous importe, puisque personne ne sait où il s'est caché, peut-être la politique infernale. Soudain, quelqu'un déterre son orgue et l'on découvre une plume là où, dit-on, il a surgi. Ne serait-il, plutôt, pas plus juste de dire que la personne qui a retrouvé son instrument a provoqué son éveil et la plume aura répondu à l'appel de son maître ? Maintenant, expliquez-moi, pourquoi êtes-vous venu dans cette cité maudite ?
Le regard d'Armand croise celui d'Ophélia qui hoche la tête, puis il s'empare du verre de daïquiri qu'il vient de commander.
— Je vois que nous sommes d'accord sur ce point. Ce n'est pas Lucifer qui a éveillé son instrument et celui qui l'a ressuscité me paraît bien téméraire.
Comme je m'étonne, il ajoute :
— Tu plaisantes Abélia. Imagine ! Tu es Lucifer et tu es fatigué de jouer les gardes-chiourmes en enfer, alors tu rends ton tablier au grand patron et tu forces les portes de l'univers, parce que tu aspires à la paix et au repos. Penses-tu que tu aies envie d'être dérangé tous les quatre matins, à cause d'une imbécile qui jouerait sous ta fenêtre du piano à queue ?
Ainsi envisagé, je dois bien avouer que non. Du coup, j'apprécie encore moins la tournure de cette affaire. De plus en plus nerveuse, je tire sur ma cigarette qui achève de se consumer. En fond, le joueur de piano poursuit sa mélodie, douce, mélancolique, elle entraîne tous ceux qui l'écoutent dans un tourbillon d'émotions. L'orgue de Lucifer, mais que veut-il en faire ? Je secoue la tête, dépitée.
— Maintenant, il y a quelque temps Carabosse a contacté Ophélia ; une sombre histoire de trafic. Un gros bonnet était arrivé à Nocte et s'était mis en tête de mettre en coupe réglée toute la ville. Bien mal lui en prit, il a été retrouvé châtré devant le poste de police. Seulement, l'un de ses jeunes loups a compris la leçon et, plutôt que de marcher sur les platebandes de Carabosse, il a fait miroiter à bon nombre de filles paumées une vie meilleure à Schwartztotenkopf. Enfin pas besoin que je te fasse un dessin.
J'acquiesce d'un hochement de tête.
— Donc, Ophélia s'infiltre dans le réseau en se grimant en mulouve et tu la suis, espérant remonter jusqu'au big boss, poursuivis-je à sa place. Mais c'est un piège ! C'est donc là que j'interviens et vous sauve la peau.
En face de moi, les deux amants hochent la tête de concert. À leur regard, je devine que nous pensons la même chose. Carabosse ne les aurait jamais envoyés à la mort. Elle est connue pour son esprit revanchard, mais elle ne trahit jamais une parole donnée. Soudain, alors que je m'apprête à leur répondre, une formidable explosion secoue la salle et un nuage de poussière dorée envahit les lieux.
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L'Orgue du Diable
FantastikDans un appartement, un homme est retrouvé, son corps carbonisé, ainsi qu'un petit morceau de papier où sont couchés ces quelques lignes : « L'on raconte qu'un démon, le diable en personne, avait été fait prisonnier, jadis par un roi sorcier, et qu'...