— Alors, jeune fille.
La voix râpeuse me surprend à peine, même si j'éprouve toujours un frisson mêlé de dégoût et d'attirance pour celui avec qui je partage mon corps.
— Tu me sembles bien téméraire, poursuit-il. Pourquoi te précipites-tu ainsi ?
— Et depuis quand te préoccupes-tu de mon sort ? Il me semble bien qu'en dehors de ta petite personne, rien d'autre ne trouve grâce à tes yeux, répliqué-je agacé, les doigts posés sur le fermoir de ma gourmette.
Silencieux, il ne répond pas.
Est-ce qu'il se serait vexé ?
Ce ne serait pas la première ni la dernière fois. Toutefois, je sens que l'on me pousse et les contours d'une forme vague commencent à se dessiner à côté de moi. Je sais qu'il ne s'agit que d'une illusion, car nous ne pouvons nous séparer, seulement nous interchanger.
— Ah ! soupire-t-il sur le ton d'un matou qui s'éveillerait, étirant ses membres endoloris.
Quand je le contemple, je crois revoir les yeux de mon père, sévères et obsédants ; il paraît que j'ai les mêmes.
— N'est-on pas mieux pour discuter, ma petite ?
Je hausse les épaules.
— Quand cesseras-tu de m'appeler ainsi ? Je ne suis ni ton amante ni ton hôtesse de réconfort, grogné-je.
— Jamais ! réplique-t-il amusé, le regard tourné vers le plafond illuminé.
— Quel dommage quand même ! ajoute-t-il pour lui-même.
Quelle idée aussi ! Malgré l'amour et l'affection de mes parents, jamais leurs sangs ne se sont mêlés en moi et je demeure, pour mon plus grand malheur, double : moitié fée, moitié muloup.
Comme pour me narguer, il étend, en même temps que moi, un bras puissant comme pour se saisir des étoiles imaginaires qui parsèment ce faux ciel.
— Pourquoi ne désires-tu pas que je te relâche ? Tu l'as senti pourtant, toi aussi. Non ?
Le silence s'installe entre nous. Dans la pièce, je n'entends plus que le bruit de ma propre respiration, accompagnée des lents battements de mon cœur.
— Et alors ? grogne-t-il en retour. La pilosité ne fait pas la bête. Toi-même, tu en doutes.
Je relâche la pression sur mon poignet. Bien sûr, tout est trop évident. Et combien sont-ils tombés dans ce piège fatal ? Trop... La curiosité tue le chat dit-on. Mais alors que je commence à me morfondre, à ne pouvoir découvrir une échappatoire à cette nasse qui nous entoure, notre regard s'égare sur une psyché adroitement dissimulée. Dans un recoin, logé entre les épais rideaux et l'armoire, un miroir longiligne est fixé au mur. Sa couleur sombre le confond avec les ombres. D'un bond, je me relève, avant de me précipiter vers lui. Dans le reflet, je me vois, je nous vois tel que nous pourrions être si nos esprits s'accordaient ; une chimère velue à la poitrine trop généreuse et aux ailes diaphanes.
— Tu es belle, me souffle-t-il à l'oreille.
— Ta gueule ! répliqué-je, malgré la sincérité dans son ton.
Je le sens qui veut m'adresser l'une de ses réparties cinglantes dont il a le secret, mais il s'abstient. Il est le seul à me complimenter, même si ces paroles sont trop souvent teintées d'une ironie mordante. La main posée sur le verre j'en explore la surface. Y pénétrer ne sera pas des plus aisés, mais au moins y serons-nous moins vulnérables.
— Qu'en penses-tu ? murmuré-je.
Maintenant j'aperçois, dans les réflexions, les dunes d'un désert plongé dans l'obscurité.
Qu'est-ce que cela signifie ?
À l'horizon, j'entrevois les éclats d'une tour qui renverrait la lumière des étoiles ou de la lune.
— Pourquoi es-tu si aigrie ?
— Tu ne me réponds pas.
— Toi non plus.
Je me mords la lèvre. Mon ami a péri et voici que je me dispute. Je balance mon poing dans le mur. C'est à peine si je ressens la douleur de mes os brisés ; il a retenu mon geste. Dans la cloison défoncée, une empreinte noire demeure, signature de ma colère et de ma rage aveugle.
— Je crois que je te dois des excuses, marmonné-je, les yeux posés sur ma main ensanglantée.
— À toi de voir, petite. Tu sais bien que je n'existe que dans ton esprit dès lors que tu ne lèves pas le sceau.
Je pouffe. Il a même réussi à me faire rire et le désir d'en griller une me reprend furieusement. Je reporte alors mon regard sur le miroir. La vision a disparu, à la place je découvre le salon où a brûlé mon ami.
Qu'as-tu donc vu ? Quel rapport avec ce bout d'histoire griffonnée ? Cela ne te ressemble pas.
L'envie se fait plus pressante, elle devient comme un besoin impérieux. Mais un coup d'œil à ma montre calme mes ardeurs. Il me reste du temps, même si c'est un maître implacable face auquel on ne peut défaillir. Encore une fois, je fais le tour de l'appartement afin de m'assurer que toutes les fenêtres sont closes et la porte fermée à double tour. Il ne manquerait plus qu'un goujat profite de l'occasion pour abuser de moi. Enfin, le dernier qui l'a tenté n'est plus là pour se vanter d'avoir pris son pied.
— Tu es prête ?
— Si je te dis jamais et que je suis toujours aussi morte de trouille, ça te va comme réponse ? lancé-je à la cantonade.
— C'en est une comme une autre, me rétorque-t-il.
Je soupire. Il est inutile que je poursuive ce monologue. Dans la chambre, je me déshabille, jetant en tas négligé mes vêtements, tandis que je m'étends nue sur le lit. Je m'interroge : la présence de ces étoiles artificielles collées au plafond est-elle seulement une lubie de sa part ? Peu importe, elles seront mon point d'ancrage pour ce monde qui se dissimule de l'autre côté des miroirs. Concentrée sur la plus brûlante d'entre elles, j'y arrime un à un chacun de mes méridiens, jusqu'à ce que se détache l'ombre de mon corps, reflet de cette harmonie intérieure à laquelle je me dérobe sans cesse. Un court instant, je contemple ce corps inerte avant de plonger dans la psyché qui me fait face.
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L'Orgue du Diable
FantasyDans un appartement, un homme est retrouvé, son corps carbonisé, ainsi qu'un petit morceau de papier où sont couchés ces quelques lignes : « L'on raconte qu'un démon, le diable en personne, avait été fait prisonnier, jadis par un roi sorcier, et qu'...