Une soirée onirique

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    Arrivée devant le cabinet de mon agent, je toque trois coups. La porte s'ouvre presque aussitôt et un large sourire m'accueille.

    "Entre, entre, je t'en prie !"

    Il me désigne une chaise en similicuir blanc posée en face de son bureau. Je m'assieds et le regarde d'un air interrogateur. À peine assis, le moulin à paroles se met en route.

    "Tout d'abord, je tenais à te féliciter pour ce chef d'œuvre que tu m'as écrit, là, c'est un masterpiece ! Franchement, tu mériterais le prix Goncourt pour ça. Ensuite, je voulais te demander si tu étais prête à signer un autre contrat qui prolongerait le précédent. Réfléchis y, c'est une opportunité en or ! Tu nous publies un autre livre du genre, tu touches un pourcentage plus grand et surtout tu as une maison d'édition toute trouvée ! Alors ? Ça te tente ?"

    Je le dévisage comme je n'ai jamais osé le faire auparavant. Déjà que ce livre m'a bien fait chier, il faut maintenant que j'en publie d'autre ? Toute ma vie j'ai poursuivi mon rêve de devenir écrivaine un jour. Maintenant que je le suis, je donnerais tout pour revenir en arrière, me trouver un boulot moins contraignant, plus stable et... Qui me plaît vraiment. Bien sûr, j'ai toujours aimé écrire, embarquer le monde dans mes histoires, faire ce que je veux de mon univers... Mais lorsqu'on est forcé, lorsque notre vie entière ne dépend que de ça, la vie devient intenable. Jamais je ne signerai un autre contrat.

    "Non, pas vraiment."

    Ma propre voix me surprend. Je n'ai jamais parlé aussi froidement. Je vois son regard enjoué se transformer en glace, son visage se referme et il pose ses mains sur le bureau, calmement.

    "Enfin, réfléchis-y plus longtemps, je ne te le proposerai pas deux fois. Tu ne veux pas gagner plus ? Être assurée de trouver une maison d'édition ?
    - C'est beaucoup de pression que d'écrire un livre, de plus je me sens constamment jugée et ma situation d'écrivaine est très bancale, je ne pense pas continuer avec vous.
    -Eh bien... Puisqu'il en va ainsi... Je suppose que je ne te retiendrai pas plus longtemps.
    - Est-ce que vous publierez le livre quand même ?
    - Bien sûr, mais ne t'attends pas à rentendre parler de moi, je me suis démené pour te trouver ce contrat et voilà comme tu me remercies.
    - Je ne t'avais rien demandé."

    Cette phrase marque la fin de notre entrevue. Sympa cette journée ! Au moins, je peux dire adieu à ce métier de merde. Je suppose que les rentrées d'argent ne devraient pas tarder. Mon ancien livre a eu un franc succès, je pense que le prochain devrait se vendre facilement. J'espère.
    En rentrant, une atmosphère différente qu'à mon arrivée règne. L'impression d'être observée pèse sur mes épaules et apporte une lourdeur à l'air que je respire. Je pose lentement le manteau à sa place et me déchausse en observant la pièce entière, sans trouver personne.
    Cette désagréable impression me poursuit le restant de la journée, que je passe à faire du sport, m'étirer, me doucher, manger et m'avachir sur le canapé. À 22h, la fatigue me monte à la tête et je me déplace tant bien que mal sur mon lit, pour me plonger dans un sommeil mouvementé.
    Il est 2h quand cette impression pesante me réveille, plus importante qu'hier. Cette fois-ci, j'ouvre les yeux et me retrouve nez à nez avec deux yeux scintillants et une odeur familière, non moins agréable. Il est adossé à mon mur et me fixe intensément. Creepy.

    "Ça vous arrive souvent d'observer les gens quand ils dorment ?"

    La fatigue a pris le dessus et plus aucune formule de politesse ne vient adoucir mon discours.

    "Non. Seulement aujourd'hui."
   
    Son attitude calme et détachée me déstabilise. Que fait-il ici ? Sa présence me fait trembler et des frissons traversent mon dos.

    "En quel honneur reçois-je la visite du Roi des Rêves ?
    - Je viens récupérer mon manteau."

    Tout simplement, quelle réponse facile. J'essaie de sonder son attitude mais il ne laisse rien transparaître. Sentant que je ne crois pas à son excuse, il se rattrape.

    "Mais aussi, tes rêves me perturbent. Jamais je n'ai croisé de rêves aussi lucides, censés et..."

    Je rougis. A-t-il surpris un de mes rêves sur lui ? Il est possible que j'aie déjà rêvé de scènes osées... Peut-on appeler ça du voyeurisme s'il les a "vues" ? Question idiote ; focus s'il te plaît !

    "Bah votre manteau est dans le salon et moi je suis là, vous préférez quoi ?"

    MAIS !
    Je crois que la fatigue embrume mon esprit, je ne sais plus ce que je dis. C'est sa présence qui me perturbe autant ?

    "Ma foi, discutons, j'aimerais plus te connaître. Je peux te dire que j'en ai croisé des humains, toutes les nuits j'en reçois des milliards. Mais jamais ou presque je n'ai vu quelqu'un rêver de manière aussi censée.
    - Ces derniers temps, ils ne sont pas très censés hein.
    - Je parle des rêves dont tu ne te souviens pas."

    Forcément, ce serait trop simple sinon.

    "Mais euh. Vous les regardez ?
    - Mes intentions ne sont pas aussi perverses. Je ne m'attarderais pas à infiltrer tes pensées.
    - Comment vous savez qu'ils sont censés ?
    - Disons que je reçois des bribes. Dès qu'il se passe quelque chose de différent au royaume des Rêves, je suis au courant. C'est un peu comme mon travail."

    Pendant le dialogue, il s'est rapproché de mon lit et s'est assis sur le bord. Sa proximité me fait trembler.

    "Tu as froid ?
    - N-Non."

    Cramée. Complètement cramée.
    Il se rapproche pour se retrouver assis à mes côtés, adossé au mur. Il me prend dans ses bras ce qui a pour effet de me faire trembler plus fort. Son souffle est doux et posé. Ses mains sont tièdes... Une douce fatigue envahit chaque membre de mon corps et je sombre dans un profond sommeil.
    À mon réveil, il n'est plus là.

The Sandman -- faire battre son cœur...Où les histoires vivent. Découvrez maintenant