Chapitre 5

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Je rouvre ma page de notifications Instagram pour la troisième fois en ce samedi matin, et soupire. Rien n'a bougé sur le compte de Lullalin depuis la dernière fois que je l'ai consulté. Le dernier dessin que j'ai posté a récolté 7 likes, et un seul commentaire. « Très joli, j'aime beaucoup », par Oriellaaa. Rien de transcendant... Au moins, ce n'est pas un message privé bizarre. Ça m'est arrivé quelques fois d'en recevoir, sur chacun de mes deux profils, et ils me mettent toujours mal à l'aise. Je ne prends pas de risques : dès que je cesse de me sentir en confiance, je bloque systématiquement.

Je passe en revue les dernières publications sur mon fil, et cela achève de me mettre un coup au moral. Les artistes auxquels je me suis abonnée sont tellement plus talentueux que moi... Je ne devrais pas m'étonner d'obtenir bien moins de réaction qu'eux quand je compare leurs dessins aux miens. J'ai encore énormément de chemin à parcourir avant de me hisser à leur niveau... Je fais ce constat sans la moindre animosité. Cela m'encourage à faire mieux, et régulièrement, certains postent des vidéos de leur processus créatif qui m'inspirent ou des conseils que je peux mettre en pratique pour m'améliorer. Je ne discute pas directement avec eux – pourquoi s'intéresseraient-ils à moi, une de leurs abonnées insignifiantes parmi des milliers d'autres ? – mais cela m'apporte déjà beaucoup.

Cependant, en ce samedi matin, j'ai envie de traîner un peu avant de faire quoi que ce soit, même dessiner – ne parlons même pas de mes devoirs, je m'en occuperai demain. Alors, je procrastine. D'Instagram, je passe sur TikTok, et enchaîne les vidéos. Il y a de tout dans mes « Pour toi » : des tutos artistiques – l'algorithme a vite compris quelle est ma passion –, des chorés sur mes musiques favorites, des fun facts sur des sujets divers... Je me laisse porter par ce que l'appli me propose, zappant sans pitié les contenus qui ne m'attirent pas plus que ça.

Mon attention est soudain attirée par le visage de Tatiana Lonfray, la chanteuse des Icebreakers, qui s'affiche en gros sur mon écran. C'est un extrait d'une interview qu'elle a donnée pour un magazine web à l'occasion de la sortie de leur dernier single. Comme toujours, elle est très à l'aise à l'oral, superbe, parfaitement maquillée, ses cheveux blonds subtilement bouclés. Elle raconte comment le groupe s'est formé ; j'ai déjà entendu une bonne vingtaine de fois cette histoire, mais je ne peux résister à l'envie de la redécouvrir. Comment Louis Hayes, un camarade de Nicolas, s'est joint à eux à la fois comme batteur et comme second chanteur – une association de talents peu commune, qui le place dans la lignée de légendes comme Phil Collins ou Ringo Starr. Tatiana explique que la plupart des chansons ont été écrites par Louis, et composées par Nicolas. Qu'elle-même s'est chargée de la promotion du groupe, cherchant des salles et des festivals où se produire. Et puis que tout s'est enchaîné très vite, l'appel d'un manager, l'enregistrement, les ventes de disques qui se sont envolées. La richesse, la célébrité. Pour terminer, elle plaisante en affirmant que désormais, Nicolas, Louis et elle répètent toujours dans leur garage, mais que les voisins ne menacent plus de porter plainte.

Par curiosité, j'ouvre l'espace des commentaires. Il y en a déjà des centaines, comme toujours lorsque les Icebreakers sont concernés : ils ont un nombre de fans hallucinants – dont je fais partie, même si je ne suis pas aussi obsédée que certains. La plupart des messages sont des compliments enthousiastes, parfois réduits à quelques emojis cœur. Une ou deux critiques venimeuses me font lever les yeux au ciel. Ce sont juste des gens qui se croient intéressants en descendant un super groupe juste parce qu'il plaît à l'immense majorité des adolescents. Je vois aussi des commentaires qui analysent tout ce que Tatiana a dit à propos de Louis : selon les rumeurs, ils seraient ensemble, mais comme ils ne l'ont jamais confirmé officiellement, la moindre bribe d'indice allant dans ce sens est aussitôt décortiquée...

Brrr.

Je viens de passer à la vidéo suivante quand je reçois une notification Instagram. Un nouveau commentaire vient d'être posté sur l'une de mes photos, m'annonce l'aperçu. Je m'oblige à museler l'espoir qui monte en moi. Ce ne seront sans doute que quelques mots, comme les fois précédentes. Je ne dois pas m'emballer...

Donne-moi des ailes [Sous contrat d'édition]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant