Chapitre 16

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Morgan Caligari soupira. Il ferma les yeux un instant, savourant sous ses doigts la fraicheur du bois de son bureau.

Il devait faire son rapport.

Il devait écrire ce qu'EL devenait.

Mais que dire ?

Esther Lerêveur était un total mystère pour lui. Autant inexpérimenté à propos du monde extérieur que philosophe, rempli de haine mais toujours calme, trop terre à terre, mais très rêveur, tout était paradoxal chez lui. Déjà que les échanges avec lui étaient sinueux, il semblait à Morgan impossible d'écrire à son sujet, sans avouer à ses supérieurs qu'il échouait à aider son patient.

Mais il était sûr d'une chose concernant ce rapport: la directrice ne serait pas très contente s'il admettait qu'il était payé pour faire du sur-place concernant ce patient.

Il fallait donc qu'il écrive quelque chose, avec le peu d'informations qu'il avait, qui puisse satisfaire tout ceux qui liront son rapport. Très bien.

Il posa son stylo sur la feuille, et commença à écrire le nom de son patient, le crissement du papier retentissait dans le silence du bureau. Il s'apprêtait à écrire la suite mais rien ne lui vint. Il s'imagina écrire les simples circonstances de la découverte de cet homme, mais n'en fut pas satisfait.

Il était à son bureau déjà depuis quelques temps, et commençait à avoir envie de rentrer chez lui. Pour échapper à cette tâche désagréable, il s'imagina même mentir, et inventer un passé au rêveur. Quoi ? Personne ne saurait ! Il ne parlait de rien à personne. Cette mauvaise pensée s'éloigna vite de son esprit, comme un arrière-gout de sang.

Secouant la tête, il se força à écrire quelques lignes. Il écrivit qu'EL souffrait de fragilité mentale, de troubles du sommeil, et qu'il était dangereux pour lui de le remettre en liberté.

Ni plus ni moins. Il mit ses lunettes et regarda avec désappointement la grande feuille blanche tachée de quelques phrases. Sûr que ce genre de lettre surprendrait sa supérieure, lui qui était si appliqué, si bavard à propos de ses autres patients.

Il aurait pu parler de ses échanges avec Esther, leurs débats philosophiques, de sa misanthropie, ou de la colère qui frappait Morgan dans chacun de ses regards. Il aurait pu parler de ses impressions, de ses malaises, des silences lourds et de la violence, de la violence omniprésente lorsqu'il essayait d'échanger avec lui.

Mais bizarrement, il n'en avait pas envie. À ce moment-là, il se sentait comme un psychologue à qui on aurait demandé de divulguer les secrets de l'un de ses patients. Bien qu'il n'avait étudié la psychologie qu'en parallèle de ses longues études de médecine, le plus gros de son travail était de parler avec ses patients, examiner leur état mental, et sympathiser, en quelque sorte,  avec eux, comme un ami.

De toute façon, déclara-t-il avec mauvaise foi, tout nos échanges étaient filmés et enregistrés, ils n'auront qu'à se servir. 

Avec détermination, il se leva de sa chaise, et plia en deux son rapport, avant de le poster. 

Sa journée était terminée, il allait pouvoir rentrer chez lui. Enfilant son manteau, il sortit de la pièce en prenant soin de la fermer à clé. 

Le pas rapide, les mains dans les poches, le souffle court, Morgan serrait dans son poing son trousseau, les pièces de métal se balançant au rythme de sa marche, tintant doucement comme un carillon. Lorsqu'il fut dans son immeuble, il ouvrit son manteau, monta l'escalier et entra dans son appartement.

Son nez, doté d'un odorat fin, l'alerta immédiatement. Une odeur forte, celle du danger. Une fumée dense embuait les vitres de l'appartement. L'odeur du gaz fit tousser Morgan, qui s'écria:

- Swann ?! 

Alors qu'il se frottait les yeux avec virulence, alarmé, une petite voix dit:

- Joyeux anniversaire papa...

Nul doute que le médecin fut surpris. Tête en l'air, il avait oublié qu'aujourd'hui était le jour où, des dizaines d'années auparavant, il était né. Son anniversaire. 

- Mais c'est quoi tout ça ? demanda-t-il avec inquiétude.

- On voulait te faire un gâteau, affirma Charlotte, en sortant de la cuisine, mais comme je ne savais pas comment marchait le four, on dirait bien qu'il a cramé.

Elle adressa un grand sourire à son mari, qui resta ébahi de la voir ici. 

- Tu n'étais pas à ta conférence ? 

- Non, elle a été annulée, trop de célébrités étaient absentes. 

Swann ouvrit une fenêtre, dissipant la fumée qui s'échappait de la cuisine et du gâteau. Ses vêtements étaient tachés de farine et de lait, mais elle semblait ne pas en prendre compte, l'air très excitée.

- Tu ne savais pas comment marche le four... Evidemment ! C'est la première fois que tu t'en sers, grommela Morgan en posant ses affaires et en entrant dans la cuisine.

Il balaya d'un regard las les oeufs cassés, le beurre fondu et la table sale pour se concentrer sur le four. Du revers de la main, il chassa la fumée encore présente et éteint l'appareil.

- Tu l'as même laissé allumé. Tu m'étonnes que ça fume.

- Je t'en prie... Cela fait un mois seulement que nous l'avons acheté, se défendit Charlotte en entrant à son tour.

- Six mois, rectifia son mari avec calme. Je l'ai acheté il y a six mois, et la notice était dans le tiroir. 

Elle croisa les bras, et soupira.

- J'avais oublié. Tu pourrais arrêter de me réprimander comme ça ? C'est ton anniversaire.

Accroupi devant le four, il passa son doigt sur la plaque de cuisson et le ressorti couvert de suie.

- Oui, tu as raison.

Il releva son regard clair vers elle, un peu dépassé par les événements. Il se releva et l'embrassa avant de se forcer à dire d'un ton joyeux:

- Mangeons donc ce gâteau !

Swann regarda un moment sa mère d'un air absent, avant de sourire et de prendre le plat et de l'amener dans le salon. 

- Mangeons-le... répéta Morgan, un goût étrange de carton dans la bouche, en regardant le gâteau, petit, cramé et fumant.

Le rêveur de LogiqueOù les histoires vivent. Découvrez maintenant