IV. 2 décembre 1957 - la neige

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Elle regarda la neige tomber à travers la fenêtre de sa chambre. Les flocons blancs virevoltaient dans les airs pour se poser doucement sur un sol recouvert d'une couverture glacée. Le ciel n'était qu'un immense nuage de coton immaculé, d'où la lumière douce de décembre émanait. Lucretia serra ses bras sur sa poitrine, seulement recouverte de sa chemise de nuit. Ses cheveux étaient lâchés et tombaient de manière fluide jusqu'à ses reins. Sur ses yeux, un voile de tristesse s'était posé. Ce n'était pas parce qu'il faisait froid. Ni parce qu'elle n'aimait pas la neige. Au contraire. Elle l'adorait quand elle était petite.

Mais aujourd'hui, la beauté de ces délicats flocons s'était transformée en un souvenir qu'elle aurait mieux voulu effacer. Quand il se mettait à neiger, et cela depuis onze ans, elle revivait toujours le moment où sa vie s'était brisée. Ses larmes qui se fondaient dans la neige, ses cris de douleur qu'elle entendait encore en écho dans sa tête. Le regard terrifié d'Orion. Cela la hanterait. Toute sa vie. À lui aussi, d'ailleurs, même s'il ne l'avait jamais admis.

Orion avait insisté pour aller jouer dehors ce jour-là. Il avait neigé pendant la nuit, assez pour construire des châteaux ou dessiner des anges à même le sol. Ils s'étaient préparés alors que leurs parents prenaient leur petit-déjeuner, puis ils s'étaient rués à l'extérieur. Les flocons virevoltaient de la même manière. Comme des petites ballerines glacées, tourbillonant jusqu'à n'en plus finir. Alors qu'elle courait, elle avait senti une douleur traverser sa jambe. Elle s'était laissée tomber, se sachant protégée de la terre dure par la neige. Puis elle avait eu si mal que son corps s'était mis à trembler. Ses deux jambes s'étaient transformés en ailes noires qui se mouillaient et se fondaient contre la neige. Elle se souvint avoir rampé vers le Manoir. Avoir hurlé. Orion avait eu les yeux grand ouverts, puis il avait couru à l'intérieur en appelant leur père.

Elle s'était retrouvée seule. Sans jambes. Des convulsions plein le corps, la vue floutée par la douleur, les poumons brûlants. Derrière elle, elle avait laissée des plumes de jais, comme un souillon de sang noir.

Une mauvaise transformation. C'était ce qu'avaient dit les médicomages. Elle avait par erreur hérité de l'Animagus de son père, une capacité qui n'était pas censée se répéter dans une même famille. Mais c'était arrivé, et son corps avait manifesté sa magie trop fort, trop brusquement, lui arrachant la moitié de son âme. Elle ne se souvint de rien, pas même de l'arrivée de ses parents, ni d'avoir été portée jusqu'à Saint-Mangouste en urgence. Sa mère lui avait dit qu'elle s'était transformée pleinement, son Animagus en forme de corbeau s'était même envolé dans les airs, jusqu'à ce qu'elle retombe platement au sol. Un oiseau mort. Ses ailes cassées. Elle avait repris forme humaine mais ne s'était pas réveillée.

Pas après une semaine de coma.

Et la seule chose dont elle se souvenait entre son réveil et son retour au Manoir, c'était les paroles de la médicomage. "Je suis désolée, Lucretia". Elle avait même employé son prénom, sûrement pour lui apporter un peu de réconfort. "Tu ne pourras pas avoir d'enfant".

Une mauvaise transformation, un héritage accidentel. Ça avait suffit pour faire d'elle une femme condamnée. Elle pouvait voler dans les airs, à présent. Toucher les nuages si elle le voulait. Être libre, voir le monde d'un point de vue que personne, à part son père, ne pouvait atteindre.

Mais elle aurait préféré ne pas posséder une telle liberté. Elle aurait voulu tenir dans ses bras son bébé. Savoir, au moins, qu'elle pouvait en avoir. Qu'elle connaîtrait un jour la joie de voir son enfant grandir. De se marier. Parce qu'au fond, qui voudrait d'elle ? Aucun homme ne se marierait avec une femme stérile. À quoi cela servirait ?

Voilà pourquoi elle n'aimait plus la neige.

Elle y voyait toujours, par-dessus cette couche blanche immaculée, ses ailes de jais glacées.

Déclin - 𝔅𝔩𝔞𝔠𝔨 𝔖𝔢𝔯𝔦𝔢𝔰 IIIOù les histoires vivent. Découvrez maintenant