Les mille yeux bleus

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Il était clair que ma sœur ne m'avait pas cru, pourtant j'avais espéré qu'elle me prenne plus au sérieux. 
D'une part parce que j'étais son frère et d'autre part parce qu'au fil des années on avait chacun.e appris à peu près à savoir quand l'autre nous mentait.
J'avais encore insisté pendant plusieurs  minutes, mais avait abandonné devant son entêtement à affirmer que c'était le jouet d'Ecchymose.
Finalement, on n'en avait plus reparlé.
Elle était rentrée de son concert à quatre heures du matin. J'avais entendu la porte de mon appartement s'ouvrir en pleine nuit et au début, encore à moitié endormi et pas vraiment lucide, j'avais cru que c'étaient des cambrioleurs.
Ecchymose passa la nuit avec elle, au matin il était encore sur le canapé où se trouvaient les draps que j'avais prêté à Alba.
On avait fait des crêpes ensemble donnant quelques bouts au chat. Elle prit son train en ce jeudi après- midi alors que j'étais en cours, un double de mes clefs sur elle comme je lui avais proposé au cas où elle reviendrait.
Les vacances devaient commencer le lundi d'après et j'en étais plutôt heureux.
La gelée d'âme avait passé la journée avec moi de peur que ma sœur lui fasse quoi que ce soit lors de mon absence.
Elle était dans mon manteau et je faisais soigneusement attention à ne pas trop bouger ma poche, même si elle connaissait déjà ce type de transport. 
Elle avait été à nouveau enfermée dans la boule hamsterdale, et resta tranquillement dans celle-ci dans les transports en communs pour arriver à la fac et durant mes deux premières heures de cours.
Depuis la convention les maux de tête revenaient régulièrement, et surtout plus fort. Salim s'était lui aussi mis à me pousser à aller consulter, et je lui promettais à moitié de m'en occuper, sachant que comme d'habitude j'allais mettre un temps fou à me décider à le faire.

Je ne savais pas comment j'avais eu l'instinct de vérifier la gelée en plein TD, mais j'avais fini par me retrouver complètement perdu face à un changement radical de celle-ci.
Son intérieur était devenu extrêmement pale presque blanc et de longues et fines fissures remontaient de l'âme, le noyau noir, pour n'être qu'à quelques centimètres de la surface encore rose.
Est ce que je l'avais trop secoué dans ma poche, notamment lorsque j'avais couru à mon dernier cours parce que j'avais quitté Salim en retard trop investi dans notre discussion ?
Ou alors était-ce une évolution ?  La Mort me l'avait dit, je ne devais la garder qu'un temps. 
Est ce que c'était la fin ? Elle allait renaître et finirait par être dans le compte des huits milliards d'êtres humains sur cette planète. 
Elle allait devenir comme moi, c'était inévitable même si je n'en n'étais pas totalement réjoui.
Bien que son arrivée avait été spontanée, son départ était la fin d'un passage de ma vie que je pouvais qualifier de "surnaturel". J'avais rencontré la Mort, eu la garde d'une boule de gelée rose, et m'étais même investi dans son éducation terrestre. Mais j'avais l'impression de l'avoir mise trop sur le côté récemment au vu de mes multiples socialisations, telles que voir ma famille, ou mes ami.es. 
Se sentait-elle prête à naître ? Pouvait-on réellement choisir quand on allait renaître ? La gelée avait-elle pendant son sommeil planifié sa vie future, les prochaines difficultés et expérimentations utiles pour l'évolution de son âme ? Ou dormait-elle juste réellement ? Subissait-elle une dormance pour se reposer d'une vie antérieure trop dure et éprouvante, ou alors était-ce comme un rite de passage avant de vivre à nouveau dans l'univers ? 
La Mort ne m'avait rien dit sur tout ça, ni comment elle la récupérerait ni si je devais faire quelque chose.

Il était vingt heures et des poussières lorsque je rentrai chez moi, en cette période de l'année ou le temps était le plus souvent froid pour accueillir les vacances de février. Le ciel était sombre relativement tôt et les lampadaires s'allumaient tout aussi rapidement dans la soirée.
J'avais passé tout le trajet à m'inquiéter pour la gelée d'âme, une main dans ma poche la serrant doucement. Ma plus grande crainte était que ça recommence, ma théorie que sa vie d'avant s'était finie jeune tenait toujours, et je ne voulais pas que la prochaine soit pareille.
Ni qu'elle doive subir le réchauffement climatique, la guerre, la pauvreté, le harcèlement dans le milieu scolaire, la maltraitance à la maison, les idées noires, les politiques de droites, les esprits fermés, la douleur des règles, la douleur tout court.

Lorsque j'ouvris ma porte je remarquai tout de suite le changement de température inhabituel dans mon salon. La porte de ma chambre était ouverte et par là passait un gros courant d'air. 
Je fermai la porte d'entrée et lâchai sans un bruit mon sac de cours sur le canapé avant d'aller jeter un coup d'œil dans ma chambre. La lumière de celle-ci n'était pas allumée mais la fenêtre grande ouverte laissait passer un peu de lumière du jour. Une silhouette à moitié  dissimulée par le manque de claretée était accroupie devant Ecchymose et lui caressait gentiment derrière les oreilles.
-Je viens récupérer l'âme, annonça la silhouette.
A ces mots je me permis d'allumer le plafonnier découvrant un être aux mille yeux bleus.
Je pris quelques secondes pour l'observer, légèrement époustouflé par son apparence et sa beauté. Je le savais comme la Mort, "divin", "surnaturel" mais surtout "céleste", ce mot lui allait si bien.
-Est ce qu' elle va être en sécurité lorsqu'elle va renaître ? questionnai-je hésitant.
-C'est selon ce qu'elle a choisi pour sa prochaine vie, sinon il ne faudra compter que sur elle et son guide.
"Guide"  je savais à quoi ça correspondait et souhaitais de toute mon existence que celui-ci prenne soin d'elle.
L'être s'approcha de moi abandonnant mon chat et tendit la main vers moi. À son geste je m'exécutai sortant la gelée de ma poche, je la sortis de la boule à hamster et l'approcha de mes lèvres.
-Au revoir petite âme, fais attention a toi, lui murmurai-je doucement.
Je posai la boule de gelée entre les doigts remplis d'yeux bleus qui se fermèrent pour laisser place à l'âme.
Les fissures s'étaient encore agrandies et le noyau était maintenant tout gris.
L'être tourna la gelée rose et fronça les sourcils lorsqu'il aperçut le côté abîmé par les griffes d'Ecchymose.
-Mon chat en a mangé un bout, expliquai-je un peu embêté.
-Ah, lâcha l'être comme seul intonation et se retourna vers ma fenêtre. Il passa l'encadrement de celle-ci et disparut de mon champ de vision.
Je restais là un long moment sans rien faire, j'avais faim, froid et j'étais au fond un peu triste. 
À qui allais-je raconter mes journées, mes avis sur le monde et mes progrès sur mon jeu d'énigmes ? Et elle, qu'allait-elle devenir ?
La seule réponse que j'eus, fut un mal de crâne.

Le temps d'une gelée - [Terminée]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant