Extra 2 - Barrière linguistique

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Tu t'es améliorée.

Chishiya émergea du couloir et prit place dans le fauteuil opposé au mien. Plongé dans la lumière des bougies, le magasin de meubles était calme et silencieux, l'endroit parfait pour se blottir et étudier dans un bon gros fauteuil confortable. Avec la suspension des jeux suite au Dix de Cœur, la vie à Borderland semblait comme ralentie. D'un coté, nous nous attendions à ce que quelque chose arrive à tout moment, et pourtant plus les jours passaient, plus nous étions gagnés par un sentiment de sécurité illusoire. Kuina s'était aventurée plus tôt à l'extérieur pour faire des réserves, nous laissant tous les deux seuls dans le magasin.

Il avait passé la majorité de la soirée en haut, bricolant avec une canette de soda orange et des fils, pendant que de mon coté je m'étais plongée dans la lecture de phrases japonaises et l'apprentissage de nouveaux mots. Depuis mon premier jeu - celui de Rami - lors duquel j'avais à peine compris les règles énoncées, je décortiquais chaque recoin de la langue japonaise, notant et m'entraînant sur toutes les formulations ou expressions que j'avais pues entendre de Kuina et Chishiya. Bien que toujours risiblement mauvaise, j'étais en réalité plutôt fière du chemin déjà parcouru.

ありがとう. Merci.

Ta prononciation est meilleure aussi, il commenta. T'as arrêté de mélangé les mots. J'arrive à comprendre ce que tu dis maintenant. 

Je réfléchis un instant à ce que je souhaitais répondre, vérifiant plusieurs fois un mot en particulier dans mon dictionnaire de poche. あの缶に何してるの? Tu fais quoi avec cette canette ?

Plus tôt, je l'avais vaguement aperçu relier des câbles entre eux, mais il avait bricolé dans son coin, évitant d'ébruiter des informations sur ce qu'il faisait. Je n'avais pas voulu l'embêter à ce moment, j'étais cependant réellement curieuse de savoir ce qu'il fabriquait.

爆弾を作っている, il répondit. Je fais une bombe.

Attends, vraiment ?

Ce n'était décidément pas ce à quoi je m'attendais. Pas du du tout. Quelle réaction il pensait que j'allais avoir ? Chishiya ne ressemblait pas vraiment à un terroriste en herbe, ni à un écolier geekant sur le net, enfermé dans sa chambre. Voyant le sourcil de Chishiya se lever et le manque de réponse, je réalisai rapidement que j'avais basculé dans ma langue maternelle.

本当か, je me corrigeai.どうやって学びましたか Vraiment ? Comment t'as appris à faire ça ?

学んだ, il dit, me rectifiant. 学びました est trop formel. Tu m'as jamais parlé comme ça.

Il répondit à ma question dans un japonais rapide et fluide, et même si je comprenais quelques uns des mots qu'il utilisait, il débitait chaque phrase beaucoup trop vite. Les mots flottaient individuellement comme des étoiles, et je n'arrivais pas à les assembler pour former quoi que ce soit de cohérent. Et au vu du malice brillant dans ses yeux, il savait exactement ce qu'il faisait.

J'abandonne, j'admis. Tu parles trop vite. Et je comprends pas la moitié des mots. 

Il ne me sermonna pas, comme je m'y étais attendue, mais traduisit simplement sa réponse à la place. J'ai appris tout seul avec le temps, de la même manière que j'ai fait le taser. Une fois que t'as compris comment ça marche les circuits et les câbles, t'as déjà fait la moitié du chemin.

Ca expliquait aussi comment Chishiya avait su trafiquer l'installation électrique des lampes de chevet de Niragi. Soit il avait été particulièrement attentif à l'école, ce que j'avais du mal à imaginer, soit il avait eu trop de temps à perdre dans son coin étant plus jeune.

Je fronçai les sourcils, parcourant mes notes. Et tu pensais vraiment que j'allais pouvoir comprendre tout ça ? 

On sait jamais. Ca pourrait être utile pour un jeu.

Je ne pouvais pas dire le contraire. Et puis, j'avais besoin de son aide pour une phrase en particulier. Il y avait quelque chose dont je n'étais pas sûre - c'était exprimé différemment en fonction de la personne à qui on l'adressait, mais comme je tâtonnais encore avec la culture japonaise, je n'étais pas vraiment certaine de la différence entre chaque variante et quand elles devaient être utilisées.

Hé, Chishiya ? Y a quelque chose dont je ne suis pas sûre de savoir comment dire. Je tournai mon cahier pour qu'il puisse lire mes notes plus facilement, même s'il ne les scruta qu'avec indifférence.

C'est quoi ?

Ben... Je suis vraiment reconnaissante envers Kuina, d'être mon amie malgré toute cette folie. J'expliquai avec soin. Je veux lui dire que je l'aime, parce que je l'aime vraiment. Mais je ne veux pas utiliser le mauvais je t'aime. Je sais qu'il y a 好き, et 大好き. Mais ce dictionnaire, il traduit ça avec 愛している. Si Kuina est mon amie, lequel je dois utiliser ?

Chishiya ferma ses yeux et appuya l'arrière de sa tête contre le dossier du fauteuil. Kuina sait déjà que tu es son amie. Y a pas besoin de dire ça.

Mais si je veux ?

Alors tu peux juste utiliser 好き, ou 大好き au mieux, il dit. A moitié endormi comme ça, c'était troublant à quel point il pouvait ressembler à un chat, ou même à un renard. Mais tu demandes pas vraiment ça pour Kuina.

Mon cœur frissonna.

Il sait ?

J'avalai ma salive, nerveuse d'avoir été percée à jour si facilement. Et si je demande pas pour Kuina du coup, lequel je devrais choisir alors ?

Sa bouche s'étira vers le haut. Quel espiègle chat. Ca dépend de ce que tu ressens. 愛している, c'est juste utilisé dans les films.

Et t'utiliserais pas 好きou 大好き?

Peut-être, il dit. Si t'es une lycéenne.

Et les gens utilisent vraiment pas 愛しているdans la vie de tous les jours ?

Personne ne dit vraiment ce genre de choses, il répliqua sèchement. C'est trop embarrassant pour la plupart des japonais.

Sauf que je ne suis pas japonaise.

Je ne répondis pas, songeant aux trois possibilités. L'un était trop niais et démonstratif pour être utilisé dans la vie de tous les jours. Les deux autres étaient apparemment trop réducteurs. De ce que je savais de la société japonaise jusqu'ici, les gens ne disaient pas ce genre de choses à voix haute. L'amour et l'affection étaient exprimées par de petites actions et de petits gestes.

Il ouvrit un œil. Alors ?

Alors quoi ?

Après tout ça, t'as pas un truc à dire ? 

Maintenant c'était à mon tour d'afficher un rictus malicieux. Seulement quand tu t'y attendras le moins.

Légèrement amusé, il se redressa, s'extirpant de sa courte sieste. Sa petite pause terminée, il se retira à l'étage et retourna bricoler sa cannette. La soirée passa, et j'essayai de rester éveillée au cas où Kuina rentrerait avec quelques trouvailles intéressantes. Mais alors que l'obscurité s'invitait et que les bougies faisaient danser les ombres projetées sur les murs, je plongeai dans une autre sorte d'obscurité, rêvassant de sable et de chlore, jouant aux cartes et aux armes à feu.

Dans mon sommeil, je ne réalisai pas que je tremblotais de froid jusqu'à ce que la douceur d'une couverture ne m'enveloppe. Une paire de mains retira délicatement mon cahier, mon crayon et mon dictionnaire. Encore ensommeillée, j'entrouvris légèrement les yeux une fraction de seconde, reconnaissant la silhouette s'éloignant de l'endroit où j'étais lovée dans le fauteuil. 

Chishiya, je murmurai. もう愛している. Moi aussi, je t'aime. 

Et une fois Mise en Formule, Etalée sur une Epingle [Chishiya x OC]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant