Le lendemain matin, je peine à m'extirper de mon lit, je m'étire longuement. Un temps certain pour aligner mon corps et mon esprit. Échec total.
Sabine ne paraît pas remarquer ma préoccupation. La nuit a été longue, j'ai compté les heures une à une, cherchant en vain une explication. J'en suis arrivée à la conclusion qu'Alexandre me manque, tout simplement. Il n'est guère utile de me torturer à trouver une autre justification. Le manque n'est d'ailleurs pas incompatible avec la nécessité de prendre de la distance. Est-ce de l'auto-persuasion ?Je me dirige vers le réfrigérateur pour me servir un verre de jus d'orange. J'ai besoin d'une bonne dose de vitamine C. Un shoot d'énergie pour booster mon corps endormi. Je prends le soin de ne pas réveiller Tiago et Sabine qui sommeillent encore. Sur la portière, je tombe sur un post-it griffonné à la main :
« La joie est en tout : il faut savoir l'extraire — Confucius, philosophe chinois ».
Je relis la phrase une deuxième fois. Je souris, sacrée Sabine. Je cherche le sens de cette citation. En effet, la joie est en tout. C'est précisément ce qui m'anime depuis ma grande décision. Tenter par hasard une médecine alternative faite de bien-être et de tisanes thérapeutiques. Me centrer sur le bonheur et la joie de vivre. Je n'en suis malheureusement pas encore là pour mon couple. Comment y arriver alors qu'Alexandre m'agace tant ?
— Tu en penses quoi ?
Je sursaute. Allongée sur son lit, Sabine me sourit. Elle m'a fait peur !
— Comment ça ?
— De la citation ! Tu as le nez dessus depuis plus de cinq minutes !
— Ah ! J'en pense que tu as entièrement raison.Elle se lève et m'embrasse sur la joue.
— Bonjour, Delfine.
— Bonjour. Merci pour ce mot, il fait son petit effet...
— Je ne savais pas comment aborder le sujet, ni même si je devais le faire. Mais, je te sens préoccupée depuis l'incident de la chute...
— Oui, mais c'est absurde, j'en conviens.
— Arrête-ça, il n'y a rien d'absurde. Simplement, je suis là pour te rappeler ton objectif lorsque tu t'en éloigne. Et, je prends mon rôle à cœur, figure-toi !
— Que ferais-je sans toi, sérieux ?
Nous nous enlaçons tendrement. Je trouve un réconfort inestimable dans ses bras.
— Tu as raison, je vais tenter de rester positive en toute circonstance.
Je me garde de lui raconter l'apparition d'Alexandre dans mes pensées, l'effet de cette vision sur moi, et la nuit agitée qui s'en est suivie.Une heure plus tard, nous reprenons notre périple en direction du Portugal en chanson. Nous traversons Salamanque en moins d'une heure et demie, nous décidons de poursuivre notre route, pressées de passer la frontière.
Il y a quelques années, avant la naissance de Tiago, Alexandre et moi nous sommes déjà arrêtés pour la nuit à Salamanque. Nous avions particulièrement aimé cette ville, avec sa majestueuse cathédrale, la Plaza Mayor, renommée comme l'une des plus belles places d'Europe. Elle ne compte pas moins de quatre-vingt-huit arcades. Nous avions pris notre petit déjeuner au soleil près de l'une d'elles, dans l'un des nombreux cafés, en contemplation face à l'architecture du bâtiment qui l'entoure, digne des plus beaux palaces.
L'émotion me gagne à la pensée de ce souvenir. Je m'y revois comme si c'était hier.Flashback - Juillet 2015
— Bienvenue au Palais Royal de Salamanca, très chère. Qu'est-ce qui vous ferait plaisir ?
J'aperçois le regard sérieux d'Alexandre et rentre dans son jeu d'acteur. J'étudie avec une attention soutenue, un tantinet hautain, la carte du café restaurant dans lequel nous sommes installés, sur la Plaza Mayor.
— Pour votre gouverne, cher ami, il ne s'agit nullement d'un Palais Royal.
— Vous avez raison, madame, veuillez accepter mes plates excuses. Que puis-je vous servir ? me demande-t-il.
— Et bien, je suis incapable de choisir, voyez-vous. Alors, présentez-moi toute votre carte, s'il vous plaît ! Je vais goûter chacun de vos mets !
— Madame est exigeante ! Et dotée d'un goût certain pour l'excellence. Plait-il ? interroge Alexandre en recueillant le menu.
— Naturellement. Veuillez accompagner chaque plat de vos meilleurs crus.Nous éclatons de rire, conscients de la stupidité de notre petit jeu.
— Cet endroit est incroyable, murmure Alexandre en reprenant sa voix naturelle.
— Oui, majestueux. On fait un vrai plongeon dans l'histoire. Ça nous inspire en tous cas !
Nous avons lu dans les moindre détails, l'histoire de cette province d'Espagne, pour nous imprégner des lieux et tenter de se mettre à la place des premiers chanceux à avoir vécu dans l'édifice baroque du XVIIIème siècle.
— C'est l'architecte Alberto Churriguera qui est à l'origine des lieux.
— Sacré Alberto !Je me rends compte à travers le regard amusé d'Alexandre, de l'enthousiasme exacerbé avec lequel j'ai prononcé cette phrase. Je lui souris. Il fait une chaleur suffocante, les rayons du soleil réverbèrent sur l'environnement minéral, les parasols n'y font rien. J agité fébrilement mon éventail, incapable de discerner si la température extérieure est la seule source de mon hyperthermie.
— Je t'aime, me dit-il.J'ai l'impression que mon cœur peut rompre dans ma poitrine. Une nouvelle bouffée de chaleur me submerge, je sens des gouttes de sueur perler le long de mon échine. L'air grave d'Alexandre, contrastant avec notre amusement quelques minutes plus tôt, me fait prendre la mesure de sa sincérité.
— Oh... Je t'aime aussi.
Il se penche vers moi, entoure mon visage de ses grandes mains, et m'embrasse avec une fougue que je ne lui connaissais pas lorsque nous sommes dans un lieu public. L'exotisme de notre environnement peu familier ajoute une touche de romantisme bienvenue.Espagne - 2022
— Delfine ? Tu es d'accord ?
Je peine à comprendre où je me situe.
— Pardon. Que me disais-tu ?
— On arrive au Portugal dans moins d'une heure. Je propose de ne plus s'arrêter d'ici la frontière, comme ça on déjeune là-bas, ça te va ?
— Oui, parfait !
— Chouette, on arr-ive au POR-TU-GAL ! chante Tiago à l'arrière du véhicule.Le Portugal, la terre de mes ancêtres. J'éprouve une vive excitation à l'approche du pays dans lequel je désire vivre pour le restant de mes jours, consciente de la portée symbolique de ce moment.
Des odeurs familières de cuisine remontent à la surface et titillent mes narines comme si j'y étais. Des notes de musique de la mandoline portugaise caressent mes oreilles et la voix d'Amalia Rodrigues, célèbre chanteuse de fado, fait vibrer mon cœur.Je me revois avec ma mère, dans notre maison familiale, en train de faire le ménage hebdomadaire. Le volume de la sono au maximum, et nos voix à l'unisson chantant à tue-tête une de ses chansons, Lisboa Antiga... Je ressens encore le frisson provoqué par le vibrato de la voix d'Amalia, la nostalgie, le mal du pays, traduit dans l'unique mot, Saudade en portugais.
J'ai la chance de baigner dans deux cultures différentes, la culture d'adoption, et l'ancrage familial, d'être riche de cela.
Enfant, c'était plus complexe. Je me remémore ce sentiment de différence et les stratagèmes mis en place pour faire comme si c'était normal, les mensonges pour gommer ces différences.
Adolescente, je vivais une sorte d'injustice surtout lorsque mes amies relataient leurs sorties nocturnes ou discussions sans tabous avec leurs parents. Bien loin de mon quotidien. J'avais appris l'illusion, faire mine de ne pas être étonnée, pour être comme tout le monde, à tout prix. Surtout, il fallait s'acculturer, lisser les écarts, et une forme de résilience naturelle opérait.Puis, la libération. Jeune adulte, la honte est mise au placard. Orgueilleuse d'afficher ma culture, ma peau plus mate et mes cheveux frisés étaints devenus des atouts. Et, arrive l'envie de comprendre, d'nterroger mes grands-parents, visiter les lieux de mes aïeux, écouter mes oncles et tantes retracer la vie de ma famille. Emmagasiner la richesse de leurs parcours de vie, parfois douloureux, mais puissants. Sortis de la pauvreté, échappés de la dictature, arrivés dans un pays libre, riche et chargé de promesses. Ils ont la solitude, l'arrachement à leurs racines, n'étant plus à sa place ni en France, ni au Portugal.
Je gonfle ma poitrine, fière d'être de ceux-là.
— J'ai hâte ! On y est presque ! crié-je émue aux larmes.
Sabine me regarde amusée. Mon cri du cœur après un long silence se révèle étrange, j'en conviens.

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Les falaises ocre [En soumission]
Fiksi UmumQue feriez-vous si la maladie faisait irruption dans votre vie ? Delfine a trente ans, elle est infirmière, mariée à Alexandre et l'heureuse maman de Tiago, cinq ans. Elle apprend être atteinte d'un cancer, sa vie prend un tout autre virage. Elle co...