Longtemps j'ai espéré sa mort, aujourd'hui je m'en veux terriblement.
Je dirige un garage automobile employant dix personnes. Mon père aurait aimé que je fasse de grandes études, lui qui ne savait ni lire ni écrire. Au lieu de cela, je séchais les cours au collège. On m'a dit que j'étais un incapable et que les études, ce n'était pas pour moi. De toute façon, je n'avais aucune envie de les poursuivre. J'avais besoin de concret, moi. J'ai donc passé un CAP de mécanicien. A peine le diplôme en poche, j'ai tout de suite trouvé du boulot. Je mettais de côté, le moindre franc, puis le moindre euro que je gagnais. J'ai pu au bout de quelques années, travailler pour mon propre compte. J'avais plein d'idées qui m'ont permises de développer mon affaire. Comme quoi, j'étais loin d'être un incapable. Je récupérais partout en France des pièces détachées, d'occasion, ou des épaves, ce qui permettait de réduire le coût de réparation d'un véhicule. Ma chère fille écolo était ravie. Tout le monde me connaissait dans la région. Je faisais la fierté de mon père, lui, qui, selon ses dires, avait traversé les Alpes à pied à dix-huit ans, pour venir chercher fortune en France. Je ne saurais jamais si c'était vrai, ou si c'était sa façon d'exprimer toutes les difficultés et souffrances liées à son immigration. Il y a tellement d'autres choses que je ne saurai jamais, car mon père et moi ne bavardions pas beaucoup. Depuis qu'il n'est plus là, je rattrape le temps perdu et lui parle tous les jours. Quand je suis seul, je prends mon téléphone et je fais défiler les photos que j'ai prises de lui lorsqu'il était malade. Je n'en ai malheureusement pas beaucoup d'avant, du temps où il était capable de me tenir tête, du temps où ses réactions et ses convictions m'énervaient. Du temps où il était en forme. Nous n'avions pas les mêmes idées politiques, nous n'avions d'ailleurs pas grand-chose en commun. Par exemple, nous nous disputions souvent au sujet de la politique d'assistanat de la France, et des aides que touchent certains fainéants. Moi Je suis parti de rien, et je ne comprends pas qu'il y ait autant de personnes qui dépendent de l'aide de l'état. Pour moi ces bons à rien, profitent du système. Mon père sortait de ses gongs et hurlait qu'on ne pouvait pas vivre décemment avec ces aides. « Lorsque tu déduis les charges incompressibles, le reste à vivre est de 5 euros par jour et par personne. Ce n'est pas un choix délibéré de vivre avec si peu, ce n'est pas possible ! Comment, toi, fils d'immigré ouvrier, tu peux penser des choses pareils ?» Chaque dialogue se terminait soit par un claquement de porte soit par deux monologues nous éloignant de plus en plus l'un de l'autre.
Quand il n'a plus insisté pour défendre son point de vue, quand ses coups de fils sont devenus de plus en plus rares, j'aurais dû me douter que quelque chose de grave était en marche. Mais j'avais toujours le nez trop près du tableau paternel. Je me cristallisais sur certaines de ses facettes qui me hérissaient. Si j'avais pris du recul, j'aurais probablement perçu sa sensibilité, sa sagesse, son amour et surtout sa fierté de ne rien laisser paraitre de ses faiblesses. J'aurais dû percevoir sa recherche vaine de complicité derrière nos discussions animées, pour ne pas dire envenimées. Sans parler de son désir de m'apprendre à analyser avant de critiquer. Mais pour me prouver que j'étais un homme il fallait que je livre bataille à celui qui me faisait le plus peur, celui qui avait le plus d'autorité sur moi.
Ces cinq dernières années mon père, peut-être conscient de ses difficultés, s'est progressivement isolé. Quand, rarement, j'allais le voir, il gardait la tête haute et l'air sévère. Immanquablement, le fossé s'est agrandi entre nous. Il ne venait plus à l'atelier me demander si j'avais besoin d'un coup de main. Il manquait les rendez-vous que je lui donnais pour aller me chercher telle ou telle épave dans les villes alentours. Je le voyais prendre ses distances et je pensais qu'il ne m'acceptait pas en tant qu'homme libéré de la gouvernance paternelle. Bêtement j'ai même pu imaginer qu'il était jaloux de ma réussite, tellement je ne le comprenais plus. Je lui en voulais énormément, ce qui prouvait bien que je n'avais pas encore atteint la maturité, car comme chacun le sait : « pardonner à ses parents c'est devenir un adulte accompli ». Mais je ne voulais pas ni ne pouvais l'admettre.

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LE SABLIER
Storie breviRecueil de nouvelles. Chacune peut être lue indépendamment de l'autre. Petites histoires relatant les drames que peuvent vivre des parents âgés ou grands parents qu'ils soient chez eux ou en établissement.