Chapitre 2

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Paris, vendredi 8 novembre, 476 après le Programme

Vingt trois heures, cinquante neuf minutes et cinquante neuf secondes.

Pierre ne put s'empêcher de scruter l'horloge. La séance s'achevait dans soixante neuf secondes. Silencieux, Monsieur Bauer le toisait d'un regard interrogateur.

« Toujours sur votre mise à jour ? (Comme Pierre ne répondait pas, il reprit la parole). Je vous disais qu'il faut relativiser. Saviez vous qu'avant les gens ne vivaient pas au-delà de cent vingt ans. Et encore, la moyenne d'âge chez les hommes ne dépassait pas les quatre-vingt-dix ans. Pendant l'Antiquité, il était normal de perdre la vie à douze ans. Et je ne vous parle pas de la préhistoire. La mortalité infantile...

— Ça suffit ! se prit à hurler Pierre. »

Devant le regard confus de son psychologue, Pierre s'excusa de son excès de colère.

« Ne vous excusez pas, assura monsieur Bauer. Je suis conscient que votre thanatophobie est particulièrement virulente. (L'homme choisissait chacun de ses mots avec soin). Vous êtes le plus ancien de mes patients. De loin, vous n'êtes pas le plus à plaindre. Depuis peu, je reçois une patiente de huit ans, et, pas plus tard qu'hier, alors même que je venais de prononcer le mot "mort", elle s'est évanouie. »

Le dernier mot érigea les poils des bras de Pierre, sillonnés de profondes rides. Pourtant, à cent soixante et un ans, sa peau restait l'organe qui avait le mieux vieilli.

En rentrant chez lui, cette affreuse sensation de dernière fois l'envahissait à chaque fois qu'il empruntait une rue ou croisait un regard. Son dernier rendez-vous avec Monsieur Bauer ne lui avait pas apporté l'ultime réconfort qu'il espérait.

Alors que la jeune voisine de l'étage supérieur l'aidait à sortir de l'ascenseur, elle le convia à son anniversaire.

« Merci Mélodie. Je passerai faire un tour demain soir. »

La voix de Pierre se chargea d'une mélancolie qu'il s'efforça de dissimuler.

« Cent ans, ça ne se fête pas tous les jours ! lança fièrement la jeune femme avant de disparaitre. »

A la fois agréables et douloureux, des souvenirs de son centième anniversaire prirent d'assaut sa mémoire dysfonctionnelle: ces gens dont il avait oublié le nom. Et elle. Avec une précision remarquable, il se rappelait de ses premières paroles, les traits angéliques de son visage rassurant, ses gestes élégants, son parfum fruité. Puis il chassa toutes ces pensées douloureuses de son esprit.

Il consulta à nouveau son téléphone portable. Vingt trois heures, seize minutes et dix secondes.

A part moi, songea-t-il, personne n'est au courant.

Il lutta pour ne pas asséner un coup de poing rageur à sa porte d'entrée déjà bien endommagée par le temps. A cent soixante et un ans, un tel choc pouvait lui briser les phalanges, l'éloignant définitivement de sa dernière chance. Apeuré, sa main tremblait, rythmée par sa phobie destructrice qui l'envahissait d'heure en heure, de minute en minute, de seconde en seconde. Progressant dans la pénombre silencieuse, il s'accroupit devant son mini bar, faisant craquer ses articulations rongées par l'arthrose. Après avoir dégoté une bouteille de scotch douze ans d'âge, un rictus coupable pendu aux lèvres, il se servit un verre généreux, alluma la lampe de son bureau et déverrouilla son ordinateur.

Noir sur blanc, silencieuses, les lignes du Programme roulaient sous ses yeux. Il connaissait chaque recoin de l'algorithme, son architecture, ses interfaces, ses protocoles, ses bases de données décentralisées. Sans lui, le Programme ne serait pas ce qu'il est aujourd'hui.

Avant sa naissance, le Programme allongeait l'espérance de vie d'une vingtaine d'années tout au plus. Maintenant, grâce au travail acharné de Pierre et de milliers de contributeurs à travers le monde, le Programme permettait de vivre jusqu'à deux cent ans en moyenne, le record étant toujours détenu par Ayumi Saito, japonaise de cent trente et un an.

Et pourtant, malgré toutes ces avancées technologiques, le développeur le plus célèbre au monde flottait dans la pénombre, à court de solution, se dirigeant inexorablement vers la fin.

Les yeux plongés dans le liquide brunâtre, il savait que chaque gorgée écourtait le compte à rebours. En une minute, il venait d'en perdre deux supplémentaires. Malgré ça, il ne pouvait s'empêcher de vérifier en permanence l'application mobile. Découragé, il vérifia l'état de ses organes les plus mis à mal, commentant à haute voix pour un public invisible:

« Foie endommagé à 92%. Et, wow ! Un magnifique 93% pour le pancréas qui prend la première place ! Mais, qu'est-ce que nous voyons là ! L'oesophage reprend du poil de la bête ces derniers jours, rejoignant le peloton de tête avec un cancer qui s'étend jusqu'à la gorge, s'attaquant même au palais. Quelle attaque fulgurante ! De son côté, la dépression continue d'être offensive, et nous voyons bien sur ce graphique que la dopamine ou encore la sérotonine n'ont pas été sécrétées depuis bien longtemps. Allez, un petit verre de whisky réglera sûrement le problème ! »

Conscient de son ridicule, il se mit à rire nerveusement. Sa voix résonnant dans le petit appartement silencieux, les larmes lui vinrent, embuant ses yeux pâles, inondant ses joues creuses.

Après avoir rassemblé ses esprits, il promena son regard sur l'algorithme du Programme.

Si tu ne sors pas la mise à jour d'ici demain soir, tu connais la suite... A la fin, le temps a toujours raison.

Il chassa ses mauvaises pensées et, dans quelque recoin de son esprit, un mince espoir se forma.

« Je vais sortir la mise à jour d'ici demain soir et j'irai à l'anniversaire de Mélodie. Avec un peu de chance, je pourrai même draguer des jeunes femme de cent vingt ans. »

En se rapprochant d'une autre femme, peut-être arriverait-il enfin à l'oublier...

Il vérifia une nouvelle fois le compte à rebours. Vingt deux heures, dix minutes et trente secondes. Alors qu'il allait se resservir un second verre de Scotch, il s'immobilisa, hésita, puis reboucha finalement la bouteille.

Il lui restait peu de temps, et à partir de maintenant, chaque seconde comptait.

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