La dette

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Minako, elle, refusa de me faire une avance. Elle prétexta que je ne savais pas gérer mon fric. « Tu devrais arrêter de claquer tout ton argent dans la danse », me conseilla-t-elle lorsque je lui parlai de ce que je devais à Anfal. Je ne voulus pas emprunter à Sao qui galérait déjà à joindre les deux bouts avec un fils sans père et un loyer commercial dans l'un des quartiers les plus chers de Tokyo, ni en parler à mon directeur d'études. Restait ma famille en France... le problème, c'est que s'ils acceptaient de me prêter de l'argent, il ne serait pas sur mon compte avant trois bonnes semaines au minimum, à cause des délais administratifs imposés par le Japon. En admettant qu'ils puissent se le permettre, ce qui était loin d'être sûr.

Il restait une seule solution. Une seule, celle de la dernière chance...

Je me rendis à Omote-sandō pour mon cours hebdomadaire avec Anfal. Je n'avais pas les moyens de prendre plus, même si la voir, pour nous, était comme une drogue, quelque chose d'aussi nécessaire pour notre art et notre inspiration que de respirer. Surtout, étant dans sa troupe semi-professionnelle, j'étais obligée d'y assister sans faute toutes les semaines : elle m'avait bien fait comprendre que pour pouvoir rester dans la compagnie, une seule fois était un minimum. Sauf que cette « une seule fois » coûtait dix mille yens la séance.

Anfal donnait cours dans l'un de ses deux appartements, aménagé en salle de danse. Toute une partie de la pièce était recouverte de grands miroirs appuyés contre le mur, et des enceintes en forme de nazar, le talisman anti-mauvais œil, diffusaient la musique. De l'autre côté, des coussins brodés, pêle-mêle, un plateau à thé, un narguilé et plusieurs dafs, le tambour portatif en forme de lune originaire du Kurdistan iranien, complétaient le tableau. C'était un studio minuscule qui aurait été impensable en France – où nous étions plutôt habitués aux spacieuses salles de danse –, mais il était imprégné d'une telle atmosphère que nous y étions très attachées. Et il y avait Anfal, qui siégeait là comme une grande prêtresse. Ce jour-là, elle était assise en posture de yoga à même le plancher, une de ses longues mains posées sur une édition originale des Dames du Lac de Marion Zimmer Bradley, ses immenses cheveux d'un noir bleuté relevés en un spectaculaire chignon lâche. Détachés, ils traînaient jusqu'à ses genoux. Ses yeux soulignés de khôl se posèrent sur moi. C'était, de loin, la plus belle femme que je n'avais jamais rencontrée, une véritable déesse vivante.

— Lola. Tu as amené le règlement pour Istanbul ? me demanda-t-elle de sa voix grave et profonde, légèrement voilée.

Anfal avait beau être une grande papesse du new-age à Tokyo, elle avait le sens des affaires.

— La semaine prochaine, promis, lui assurai-je en essayant de ne pas croiser son regard.

Elle me considéra, le visage impassible. Elle arborait souvent cette attitude hiératique, mais était capable également de terribles colères, qui la transformaient en avatar de Kali, la terrifiante déesse de la destruction hindoue.

— Je compte sur toi, répondit-elle avant de se tourner vers son MacBook et de sélectionner la playlist du jour.

Anfal ne nous apprenait pas de chorégraphies, et dansait rarement devant nous. Avec elle, nous travaillions l'expression scénique, et surtout, l'improvisation. Ce jour-là, il fallait interpréter une série de taksim, partie dans laquelle Anfal excellait.

— N'oubliez pas : sur un taksim, il faut se rendre, abdiquer, se soumettre, répéta-t-elle en fermant les yeux, la tête légèrement penchée sur le côté et les mains croisées sur le cœur. Comme dans l'amour, comme devant Dieu.

Se soumettre. Je n'avais jamais compris ce qu'elle voulait dire par là. En quoi la soumission était-elle une vertu souhaitable ? C'était un aspect de la spiritualité d'Anfal qui m'échappait. D'ailleurs, j'avais du mal à me lâcher sur le taksim.

— Trop de technique, fit-elle en passant à côté de moi alors que je dansais, m'effleurant de ses immenses cheveux. Surrender.

Je fermai les yeux et essayai de me concentrer sur le sillage d'encens qu'elle avait laissé derrière elle. Shalimar de Guerlain ? Au moins. Ou alors, un parfum sur mesure et extra-rare composé spécialement pour elle à Abu Dhabi.

Après la danse, venait le débriefing.

— Freyja, c'est très bien, la félicita Anfal. Yasmine, pas mal non plus. Nourah, très bien aussi... Lola.

Elle tourna son regard de diamant noir vers moi.

— Toujours trop de contrôle, de technique. L'improvisation est le cœur de notre danse : naguère, il n'y avait pas de chorégraphies. Tu dois apprendre à t'abandonner, comme en amour.

M'abandonner ? J'en étais incapable. Surtout en amour. Pas depuis Idriss, qui m'avait harcelée pendant des mois.

Dans les vestiaires, je retrouvai Freyja, la favorite d'Anfal. J'étais venue pour la voir, justement.

Freyja – un nom de scène, comme celui de toutes les autres – avait travaillé comme hôtesse, autrefois. Escort-girl, pour faire simple. Mais une escort cantonnée dans un bar, qui poussait les clients à boire et leur tenait le crachoir, rien de plus. Parfois, quand je me sentais seule et déprimée, il m'arrivait d'aller boire un coup ou deux dans le troquet près de chez moi. En tant qu'étrangère parlant japonais, j'étais un peu la mascotte du lieu. La mama, une trans qui se faisait appeler Nana, me chambrait souvent en me disant que c'était elle qui aurait dû me payer, tant les clients tenaient à me parler. J'avais décidé de la prendre au mot.

— Tu... tu as encore des contacts avec le club à hôtesses où tu travaillais ? demandai-je à Freyja de but en blanc.

Elle se tourna vers moi, pointant ses yeux d'écureuil sur les miens. Elle avait un visage très joli, comme celui du petit animal, mais il ne fallait pas s'y fier : son esprit était aussi acéré qu'une lame.

— Pourquoi ?

Je me jetai à l'eau.

— J'ai besoin d'argent, Freyja. Tu as entendu Anfal tout à l'heure.

Elle me considéra en silence.

— Tu te sens prête à faire ce travail ? finit-elle par demander. C'est difficile, tu sais. Surtout pour une non-Japonaise.

— Mais je parle japonais. Et ce ne serait que pour un soir ou deux.

Freyja rompit le contact visuel. Elle fouilla dans son sac indien serti de miroirs et de sequins et me sortit un paquet de mouchoirs, comme ceux que les intérimaires distribuaient à la sortie des bouches de métro : une pochette plastique contenant quelques kleenex, et surtout, une carte publicitaire. Cette dernière montrait plusieurs filles décolorées et permanentées, portant d'énormes lentilles qui leur faisaient des yeux de poney. Le nom de l'établissement s'étalait en courbes rutilantes et scintillantes : Club Tete, qui se prononçait « chéché ».

Je retins une grimace. Tete, comme une tête ? Ou... ?

Freyja coupa court à mes réflexions.

— La patronne est une ancienne collègue du club où je travaillais avant, dit-elle de sa petite voix sucrée. Elle paye équitablement ses hôtesses. Ce n'est pas le cas partout.

Le souvenir de Högir, qui gardait les pourboires pour lui, me fit penser que ce « club Tete » était sûrement un lieu de travail acceptable.

— Ça me va, répondis-je en prenant le paquet de mouchoirs. Je dois appeler à ce numéro ? Comment ça se passe ?

Freyja secoua la tête doucement.

— Je te recommanderai. Attends de mes nouvelles.

— Merci, Freyja, soufflai-je, rassurée. Je te revaudrai ça !

J'étais loin de me douter dans quel traquenard je venais de mettre les pieds.


Solo instrumental dans la musique orientale.

Soumets-toi.Taksim : Solo instrumental dans la musique orientale.

Surrender : se soumettre, abdiquer (anglais)

SOUS L'EMPRISE DU YAKUZA (sous contrat d'édition chez BLACK INK)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant