Prologue

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Lorsque j'étais étudiante en japonais, comme tout le monde, je regardais des films de yakuza. Je me rappelle quand Kill Bill est sorti au cinéma : j'étais en deuxième année de licence. Avec mes camarades de promo, on est allés le voir tous ensemble. Puis on en a parlé au jeune prof expert en cinéma qui nous donnait les cours de civilisation. On n'avait jamais vu un truc pareil. Ces gangsters sans foi ni loi, cette violence over the top... Mais il nous a arrêtés tout de suite : « Ce n'est pas ça, les films de yakuza. Tarantino n'a fait que s'en inspirer. Jetez un œil sur la filmographie de Kinji Fukasaku, et revenez m'en parler. »

La plupart d'entre nous ont trouvé qu'il exagérait, mais d'autres – dont je faisais partie – ont soigneusement fait leurs devoirs et regardé les films en question. J'ai commencé par Battle Royale, qui, s'il n'est pas à proprement parler un film de yakuza, en reprenait tous les codes. J'étais notamment fascinée par les personnages des deux « volontaires » à la tuerie de masse organisée par le gouvernement dystopique dépeint dans le film : le grand frère au passé tragique et surtout le tueur en uniforme noir complètement psychopathe. Ce film m'a tellement captivée que je me suis tapé d'une traite toute la filmographie de Fukasaku, qui, selon la légende, embauchait comme acteurs de véritables gangsters. Puis celle de Seijun Suzuki, Hideo Gosha. J'étais aussi hypnotisée qu'écœurée par ces films dégoulinants de noirceur et de nihilisme, avec leurs protagonistes ultra-violents, dénués de toute morale, mais si classes. Au-delà du scénario souvent inspiré de faits réels, ce qui me déroutait, c'était le traitement des personnages féminins et leurs réactions aberrantes face aux gros machos sur qui elles avaient la malchance de tomber. D'abord violées sans pitié par ces monstres, ces nanas encore vierges une heure avant se jetaient dans leurs bras et finissaient par faire le tapin pour eux, se droguer, se suicider ou partir dans des raids de vengeance féroces lorsque leur affreux mac se faisait enfin trouer la peau. D'où venait cet incompréhensible syndrome de Stockholm, si ce n'était du cerveau malade et de la vision du monde foncièrement misogyne des réalisateurs de ces films ? Pouvait-il y avoir une conception féminine et féministe des films de yakuza, dans lesquels les prostituées enverraient chier ces infâmes machos au lieu de s'accrocher à leurs costards et d'en redemander ? J'avais posé la question à mon prof, qui s'était contenté de balayer l'idée par un haussement d'épaules : « La mafia japonaise est un monde d'hommes. Le cinéma aussi. » C'était lui, également, qui nous avait mises en garde, nous, les étudiantes, contre « l'argent facile » que nous serions tentées de gagner une fois au Japon.

Je ne l'avais pas pris au sérieux, et avais relégué ses avertissements dans un coin de mon cerveau. J'avais en outre pris ces films et le monde cruel qu'ils décrivaient avec une précision de documentaire comme de pures élucubrations, des créations ne reflétant pas la réalité. Comment une femme saine d'esprit pouvait-elle tomber amoureuse d'un gangster violent et sans scrupule, accepter stoïquement toutes ses frasques et perversions sexuelles, se compromettre au point de le cacher de la police et des gangs adverses quand il venait se réfugier chez elle, couvert de sang ? Je croyais que c'était de la connerie.

J'étais loin de m'imaginer que je tomberais, moi aussi, sous l'emprise d'un yakuza.

SOUS L'EMPRISE DU YAKUZA (sous contrat d'édition chez BLACK INK)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant