Coincée

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— C'est trop tard. La période est dépassée de deux jours.

Je fixai la secrétaire au visage impassible en face de moi, interdite. Je ne sentais déjà plus mes jambes et une espèce de bourdonnement envahissait mes oreilles, m'empêchant de réfléchir calmement. Le début d'une crise de panique.

— C'est... c'est pas possible, insistai-je. Il doit y avoir une erreur...

— Non, il n'y a pas d'erreur. Le dernier jour pour signer était samedi. Votre bourse vous sera versée le mois d'après, de toute façon. Vous en toucherez deux d'un coup.

Mon estomac descendit dans mes talons.

— Mais comment je vais faire, en attendant ? Comment je vais payer mon loyer, ma carte de train, faire mes courses ?

— Je suis désolée, répéta la femme. C'est le règlement. Le dernier jour pour signer était samedi. Je ne peux rien pour vous.

Je savais d'expérience qu'il était vain de discuter. De toute façon, ces secrétaires n'y pouvaient rien : elles avaient des consignes, et les signatures étaient déjà parties au bureau chargé de vérifier. Le règlement était le règlement. J'avais déjà vu des étudiants étrangers pleurer et s'écrouler dans des circonstances similaires, sans réussir à obtenir autre chose que du mépris.

Je sortis du bureau et m'arrêtai un instant pour réfléchir. La situation était grave, mais pas inextricable. J'avais des traites à honorer bien sûr : le loyer, les transports, la cotisation pour Anfal... je pouvais arrêter la peinture japonaise ce mois-ci, tout cela se payant au coup par coup. Pour la nourriture, j'avais un sac de vingt kilos de riz à la maison, des nouilles instantanées et pouvais me contenter de fèves de soja à cent yens l'unité par repas pour accompagner. Ce n'était pas impossible, je l'avais déjà fait. Non, le problème, c'était l'argent que je devais à Anfal. Je savais – l'expérience, là aussi – que c'était inenvisageable de ne pas la rembourser tout de suite. Elle avait exceptionnellement accepté que je ne paye que la moitié pour Istanbul, sur la promesse que je réglerais le reste le mois suivant... et on y était.

Si je ne paye pas cette fois... Elle va me virer de la compagnie.

Je devais trouver de l'argent. Les heures sup' au magasin ? J'étais déjà au maximum et ratais pas mal de cours. Pareil pour le resto : je dansais au Samanyölu tous les vendredis, et c'était le seul jour de la semaine où Högir organisait des soirées orientales. Il avait d'ailleurs renvoyé toutes ses autres danseuses pour moi, au prétexte que mes cheveux blonds et mon physique d'Européenne faisaient venir les clients. Je pouvais peut-être lui demander une avance sur cachet... Forte de cette résolution, je me dirigeai vers la bouche de métro pour me rendre à Shinjuku.

Högir était en train de faire ses comptes, pendant que sa brigade s'affairait à mettre la salle en place. Il ne sortit la tête de sa calculette que brièvement, me jetant un regard que j'estimai agacé :

— Lola ! Qu'est-ce que tu fais si tôt ? Je croyais que les ghawazi dormaient encore, à cette heure-là !

Il s'esclaffa, content de sa boutade. Högir ne m'avait jamais pardonné d'être une danseuse de style « classique » : pour lui, je le prenais forcément de haut.

Je fis mine de n'avoir rien entendu.

— Högir... J'aurais besoin que tu me rendes un petit service.

Il leva un sourcil, soudain méfiant. Toute sa bonne humeur factice avait disparu.

— Un service ? De quel genre ?

— J'aurais besoin d'une avance sur cachet...

Cette fois, il éclata de rire.

— Cachet ! Eh bien dis donc ! Tu t'es prise pour Didem, ou quoi ?

Je baissai le nez. Non, bien sûr. Didem Kinali, la grande star turque de la danse orientale, invitée sur tous les plateaux... une brindille taille trente-six avec des seins et une bouche en plastique, qui dansait en talons aiguilles. Tout le contraire de moi, qui rentrais péniblement dans mes costumes avec mes seins et mes hanches trop larges.

— J'aurais juste besoin d'une avance d'un mois...

— Un mois ! s'exclama Högir, levant les yeux au ciel. Ça fait vingt-quatre mille yens, Lola !

J'avais déjà compté, et c'était vraiment juste. Les prix à Tokyo étaient très chers, et rien que mon loyer – une chambre minuscule que je louais à Minako – coûtait le double.

Högir soupira.

— Allez, fit-il en ouvrant un tiroir. Je te donne la moitié. Douze mille !

Il compta quelques billets puis les jeta devant moi.

— Ça fait deux vendredis. Tu as intérêt à te surpasser ! Le coup du soutif, là... Refais-le ! Le yakuza nous a laissé un pourboire de vingt mille yens, la dernière fois.

Mon cœur manqua un battement.

Vingt mille... dont je n'avais pas vu la couleur. Mais ce n'était pas ça qui m'inquiétait.

— Pourquoi tu dis que c'est un yakuza ?

Je savais parfaitement de qui il parlait. Högir me regarda, un sourire satisfait sur sa bouche lippue.

— À cause de sa cicatrice, fit-il en mimant le trajet d'une lame sur son visage, du sourcil au coin de la lèvre. Remarque, ça pourrait être un videur de club de putes, mais il portait un costard trop coûteux pour un simple homme de main. Sur mesure, vu son gabarit... il a une carrure de lutteur mongol ! Ou de tueur à gages.

Je frissonnai. Ce type inquiétant venait chaque vendredi pour me voir danser, sans rien manger, en se contentant de clopes et de whisky médiocre. Malgré tout, il laissait vingt mille yens de pourboire...

— Qu'est-ce qu'il veut, selon toi ? osai-je demander.

Högir haussa les épaules.

— Je sais pas, se taper une petite blonde, je dirais ? ricana-t-il avec un sourire mauvais. Si tu veux récupérer de l'argent, je te conseille de lui laisser ta carte, la prochaine fois ! Mais après, il faudra partir de mon établissement : nous sommes un commerce respectable.

Respectable... cela restait à voir. Je le remerciai pourtant, pris les billets et quittai le restaurant.

C'était vrai que les mecs louches ne manquaient pas dans le quartier. Le deuxième secteur de Shinjuku était notoirement connu pour être l'un des nombreux repaires de la pègre japonaise. Jusqu'ici, cela ne m'avait jamais inquiétée : en tant qu'étrangère venue d'un pays européen, j'étais loin de ce monde. Mais les restaurants turcs se trouvaient à la lisière, et, d'une certaine manière, j'étais devenue soudain visible de cette société souterraine. Et l'un des requins qui y louvoyaient avait posé les yeux sur moi...

Je regardai les billets. Douze mille yens, c'était peu cher payé pour se faire remarquer par un mafieux au visage balafré. J'allais finir le mois – il le fallait bien, maintenant que j'avais cette avance – puis donner ma démission. De toute façon, le cachet que Högir fournissait était ridicule.


Ghawazi : Danseuse, en arabe égyptien.

SOUS L'EMPRISE DU YAKUZA (sous contrat d'édition chez BLACK INK)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant