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25 AOUT 2013

Allongée sur le ventre, Gabrielle observait les gouttes de pluie rouler le long de la fenêtre. On aurait dit qu'elles se coursaient, comme pour savoir laquelle d'entre elles serait la première à s'écraser contre le rebord de la fenêtre. Alors que la favorite s'apprêtait à remporter la course, une concurrente se rua sur elle et ensemble, elles fusionnèrent, désormais semblables à un long serpentin.

Pas de jalouses, songea Gabrielle en se retournant sur le dos.

Le plafond n'offrait guère plus de réconfort. Des gouttes d'eau tremblotantes perlaient dangereusement et la moisissure imprégnait chaque coin de la pièce, laissant flotter une désagréable odeur d'humidité. Cela faisait des mois que Louisa, la mère de Gabrielle, avait averti le syndic de copropriété des infiltrations d'eau provenant du toit de l'immeuble. « Peux rien faire », avait marmonné Richard (c'était son nom), en reniflant et en toute mauvaise foi. Cette situation avait, au grand dam de Gabrielle, aggravé les tensions qui régnaient déjà entre le couple Richard et sa mère.

Cela faisait dix ans que Louisa jouait du piano. Ses valses et ses sonates ne lui avaient valu pendant longtemps que des compliments intéressés de la part de vieillards, complètement tombés sous le charme de ses longs cheveux bouclés et de son nez aquilin. Mais la situation avait changé de manière pour le moins radicale lorsqu'Anne et Albert Richard avaient emménagé à l'étage du dessous, cinq ans après, dans l'optique d'une retraite tranquille. De nombreuses disputes avaient éclaté sur le pas de la porte, jusqu'au jour où Louisa s'était mise à crier quelques noms d'oiseaux et leur avait suggéré d'aller faire insonoriser leurs oreilles, merci, au revoir - avant de claquer la porte de façon magistrale. Suite à cet incident, David, son mari et le père de Gabrielle, avait émis l'opinion que, peut-être, cette réaction légèrement disproportionnée leur vaudrait des ennuis. Toutefois, Louisa faisant du piano à des horaires on ne pouvait plus convenables, les Richard n'avaient pu engager aucune poursuite. Ils se contentaient de souffler et de grommeler dès qu'ils se trouvaient dans l'ascenseur au même moment que Louisa, ce qui avait pour effet de lui faire arborer un air moqueur et triomphant.

Ce fort caractère était ce qui la distinguait le plus de David. Si on les connaissait mal, on pouvait même douter de l'amour qu'ils se portaient mutuellement. David était un homme grand, large d'épaules et légèrement dégarni. Son visage rond et bienveillant était orné de deux grains de beauté proéminents, l'un confortablement niché dans l'aile droite de son nez et l'autre, installé au-dessus de son sourcil gauche. Il avait un nez modérément épaté et une bouche charnue, de laquelle pendait la plupart du temps une cigarette roulée à la va-vite.

David était un père cool, peu regardant sur la situation scolaire de sa fille ou sur l'état de sa chambre. Pourtant, il aimait sa fille. Il l'adorait, plus que tout au monde. C'était, à l'entendre, la plus belle réussite de sa vie. Malheureusement, son travail au siège d'une grande banque régionale l'obligeait souvent à rentrer tard et à s'endormir vite. Gabrielle et lui avaient de rares moments de complicité le dimanche, au cours desquels ils jouaient, la plupart du temps, aux Petits Chevaux ou à la bataille. L'été, ils partaient ensemble faire du camping et passaient une semaine entière à écouter Pink Floyd et Led Zeppelin sur la petite radio portable de David. Bien que Louisa fût mère au foyer et très présente pour Gabrielle, elle enviait ces moments de complicité entre son mari et sa fille.

La relation entre Louisa et Gabrielle avait toujours été compliquée. A la naissance de cette dernière, Louisa avait pris la décision de quitter son emploi de juriste pour devenir mère au foyer. David peu présent, elle s'en était, à peu de choses près, occupée toute seule pendant les premières années, jusqu'à être frappée par un cancer du sein qui était venu chambouler l'équilibre familial. Gabrielle avait quatre ans. Claudia, la mère de Louisa, était alors venue vivre pendant une année entière aux côtés du jeune couple et de leur fille. Au cours de cette année, l'éducation de Gabrielle était devenue nettement plus stricte et l'ambiance familiale s'était dégradée jusqu'à en devenir austère, ce qui contrariait Louisa. Les tensions avec sa mère ayant finalement atteint un seuil historique, il avait été convenu que cette dernière devait retourner vivre chez elle, dans le Sud de la France. Pour le bien de tous.

Mais, peu de temps après le départ de sa grand-mère, Gabrielle s'était mise à hurler, à redoubler de caprices et à jeter divers objets à travers les pièces pour manifester ce qui s'apparentait à du mécontentement. Louisa avait lutté pendant des semaines, seule, pour tenter de contenir la colère de sa fille. Elle se décida cependant à prendre rendez-vous avec un pédopsychiatre quand Gabrielle lui dit, les yeux dans les yeux : « J'aimerais que tu sois morte et comme ça, j'irais mettre des fleurs sur ta tombe ».
Assez rapidement, le Dr. Martin avait conclu que Gabrielle était tout simplement rongée par la culpabilité. Persuadée d'être responsable de la maladie de sa mère, elle s'était donnée pour mission d'être la plus désagréable possible, dans l'espoir que Louisa l'abandonnerait et retrouverait la santé. Terrifiée par cette révélation, Louisa avait donc accumulé les rendez-vous avec le Dr. Martin pour aider sa fille et protéger leur relation.

Cependant, aucune séance n'était parvenue à réparer le déséquilibre né de ce fichu cancer. Gabrielle avait grandi à mi-chemin entre un désir de protéger sa mère et de l'aimer plus que tout, et une haine viscérale de cette dernière, qui, selon elle, la détestait très certainement, de toute manière. Louisa était à la fois son héroïne et la personne qu'elle abhorrait le plus.

Cela faisait onze ans et quatre mois depuis que Louisa avait appris pour son cancer. Dix ans, environ, que les cris et les pleurs rythmaient les dîners et les week-ends en famille. Pourtant, Gabrielle et Louisa se disaient souvent, chacune de leur côté, que leur amour était la chose la plus indestructible qui soit. Et, lorsque les tensions disparaissaient, parfois le temps d'un jour ou deux, alors, on pouvait entendre les gouttes de pluie se courser le long de la fenêtre.

AngelOù les histoires vivent. Découvrez maintenant