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25 AOUT 2013

« - A table ! »

Gabrielle détacha son regard du plafond moisi, qui plongeait progressivement dans l'obscurité, et saisit son téléphone portable. Il indiquait vingt heures et trente-deux minutes. Déjà. Il ne pleuvait plus, et on devinait que le ciel recommençait à s'éclaircir.

« - J'arrive ! »

Elle se tira hors de son lit avec difficulté, glissa son téléphone dans la poche arrière de son short et se dirigea mollement vers la cuisine.

Elle détestait cette pièce. Son papier-peint fleuri qui jaunissait avec le temps, sa table bleu ciel sous laquelle s'accumulaient les gommes à la nicotine de David, ses chaises en bois qui grinçaient tristement lorsqu'ils s'asseyaient dessus... Son unique réconfort était le coucher de soleil, qui enveloppait d'une couleur rosée le sol, les murs et le mobilier suranné.

« - Alors, cette journée ? s'enquit David avant même que Gabrielle ait eu le temps de s'asseoir.

- Rien d'exceptionnel. Une journée de mois d'août sous la pluie, broncha-t-elle.

- Elle a passé la journée au lit avec son téléphone, déclara Louisa sur un ton accusateur. J'ai bien essayé de la faire lire mais...

- Bah ! coupa David, elle a bien raison. Faut garder des forces pour la rentrée, hein, ma grande ?

Louisa leva les yeux au ciel et tendit sa main gauche.

- Assiettes. »

Ils mangèrent leur riz au thon et à la sauce tomate dans un silence imparfait, ponctué de « Tu peux me passer le sel ? » et de « Merci ». Assis sur sa chaise, Groquik, le chat, les observait avec insistance, les oreilles dressées et les moustaches alertes ; en fin stratège, il parvint à dérober subrepticement un morceau de thon qui s'était échappé de l'assiette de David. D'un coup de patte, il le fit tomber sur le carrelage blanc cassé avant de le manger.

La rentrée. Derrière son apparence anodine, cette phrase de David avait en réalité déclenché chez Gabrielle une anxiété terrible. Elle détestait la rentrée. A chaque veille de rentrée, elle échouait à s'endormir, malgré les gouttes d'huile d'essentielle de lavande déposées avec soin par Louisa sur son oreiller et les billes d'homéopathie qu'elle laissait fondre sous sa langue.

Dans une semaine, elle entrerait en première littéraire au lycée et se retrouverait probablement séparée de ses amies de seconde, avec lesquelles elle avait bien eu du mal à sociabiliser. S'imaginer seule à la rentrée lui coupa la faim.

- Tu veux un dessert, ma puce ? demanda Louisa en ramassant les assiettes.

- Non, ça ira, merci.

- Ça va, ma chérie ? D'habitude tu...

- Oui, ça va, maman.

- ...prends toujours un dessert...

- Non mais maman, ça va, je te dis ! Laisse-moi.

- Faut pas t'énerver ma chérie, je te demande juste si ça va parce que je m'inquiète pour toi, tu sais. C'est ta rentrée qui te tracasse ?

Louisa lisait en Gabrielle comme en un livre, aussi, cette dernière s'avoua vaincue.

- Ouais, c'est ma rentrée, dit-elle dans un souffle.

- Tu as peur de ne plus être avec tes copines, c'est ça ?

- Ouais.

- Tu sais, ma Gabi...

Louisa se lança dans l'habituel discours – qui ne produisait plus aucun effet sur son auditoire depuis longtemps – selon lequel Gabrielle était une fille exceptionnelle, brillante, magnifique, qui parviendrait toujours à se faire des amis et qui n'avait aucun souci à se faire.

- Merci, maman.

Gabrielle ne se sentait soulagée que d'avoir réussi à faire cesser les interrogations maternelles. Elle esquissa un sourire, comme pour rassurer Louisa, et changea de sujet :

- Au fait, ils passent Pulp Fiction à la télé ce soir. On peut le regarder ?

- Ouais, si tu veux, répondit David, pendant que Louisa arguait simultanément, en parlant très vite :

- Oh franchement j'ai pas envie, c'est pas mon truc moi, Tarantino.

Elle enchaîna avec son argument fétiche : Puis, c'est du réchauffé. On l'a vu et revu.

Gabrielle se résigna, décidée à ne pas faire d'esclandre qui viendrait aggraver son stress. La décision se porta finalement sur une petite série policière française – ce que Louisa préférait.

L'adolescente se lova auprès de sa mère, dans le canapé vert qui sentait le tabac froid - malgré tous les efforts de Louisa pour aérer la pièce et empêcher David de fumer les fenêtres fermées. Tout en enroulant autour de ses doigts les fils du canapé que Groquik avait arrachés, elle fixait machinalement l'écran de la télévision cathodique, qui lui sembla tout à coup ridiculement petite, étouffée dans son vieux meuble en bois massif. Elle pensa cependant qu'un tel programme télévisé ne méritait pas plus d'honneur. Le mauvais jeu d'acteur de ces séries la berçait.
D'un bond léger, Groquik vint se placer entre Louisa et Gabrielle. Cette dernière jeta un coup d'œil à sa gauche. David commençait déjà à s'assoupir. Il ne saurait probablement jamais que c'était la voisine jalouse qui avait fait le coup. Louisa, elle, semblait l'avoir déjà deviné. Dès que la voisine apparaissait à l'écran, elle marmonnait des mots tels que : « Bien sûr... », « Comme par hasard... » ou encore « Pouffiasse... ». On fait difficilement plus convenu et « réchauffé », comme scénario, songea Gabrielle en jetant un regard à sa mère qui persistait à faire part de ses sentiments en direct et à haute voix.
Le ronronnement du chat semblait s'amplifier à mesure qu'il entendait la voix de Louisa, et, une fois qu'il eût fini de pétrir le canapé, il tourna deux ou trois fois sur lui-même avant de se rouler en boule contre elle.

En les regardant, Gabrielle pensa que cette famille était ce qu'elle avait de plus précieux au monde et ne put s'empêcher de sourire.

AngelOù les histoires vivent. Découvrez maintenant